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voulut pas dire son nom, prit un pinceau et traça sur un panneau préparé une mince ligne sinueuse. Protogène, de retour, ayant vu ce trait, s’écria qu’il était certainement d’Apelles ; puis, reprenant l’esquisse, il conduisit à l’en tour une ligne plus déliée et plus ténue, et ordonna de la montrer à l’étranger. Apelles revint et, honteux qu’un autre eût mieux fait, il coupa les deux premiers contours par une troisième ligne dont la finesse surpassait tout. » C’est ainsi, par la délicatesse et la ténuité de la ligne, que la mélodie antique surpassait la nôtre. Un chant enharmonique ne nous paraîtrait incertain et vague aujourd’hui, que faute d’un sens et d’un esprit assez subtil pour le percevoir et le comprendre. Nous avons perdu plus d’un secret divin : entre autres celui d’un « genre » que les Grecs avaient défini « le genre par excellence, le plus distingué, le mieux ordonné, le plus exact, accessible seulement aux artistes les plus éminens[1]. » Il offrait en tout cas au génie mélodique un très vaste, un très riche domaine, et nous aurions mauvaise grâce à le décrier parce que nous ne le possédons plus.

Un autre privilège, encore plus restreint aujourd’hui, de la mélodie hellénique, consistait dans la pluralité des modes. Le mode — pour les anciens comme pour nous — est « le système des intervalles compris entre le son final et les autres sons employés dans la mélodie, indépendamment du degré absolu d’acuité et de gravité de tous les sons[2]. » Or les modes, qui ne sont plus que deux : le majeur et le mineur, étaient jadis au nombre de sept. La musique moderne « n’opère le repos final que sur deux degrés de l’échelle type : ut et la… Dans la musique des anciens au contraire, la terminaison mélodique peut tomber sur chacun des sons de la série diatonique, et c’est précisément ce repos final sur un son déterminé qui distingue les modes les uns des autres[3]. » Ainsi, par une mystérieuse conformité, le dernier moment décide en quelque sorte de l’être sonore qu’est la mélodie, comme il fait des êtres vivans, des êtres moraux que nous sommes, et s’il ne faut, suivant le mot de Sophocle, appeler nul homme heureux avant sa mort, on ne saurait non plus, avant qu’elle s’achève, définir le caractère, l’expression et la personnalité d’une mélodie.

Le mode est l’une des parties de la musique antique où l’éthos

  1. M. Gevaert.
  2. Ib.
  3. Id..