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d’ordinaire qu’une à la fois. Je demande au chef de l’aou si telle est la coutume générale et quelle en est la cause. Il me répond affirmativement sur le premier point, et, comme motif, en outre de la pauvreté de ses administrés et de leurs semblables, il me donne un axiome qu’il formule avec assurance et qui paraît avoir l’approbation unanime des assistans : « Une même botte ne peut pas contenir à la fois deux pieds, ni un même cœur deux amours. » Cette affirmation, fort logique en apparence, ne serait pourtant pas admise d’emblée à 70 degrés de longitude plus à l’Ouest. Ce n’est plus ce que pensent, en France, les romanciers modernes. Affaire de temps et d’espace, peut-être. Mais les rôles des avocats me semblent pourtant intervertis. Qu’eût dit de cet argument, cité par un musulman polygame et libre à cet égard de toute contrainte, le subtil et consciencieux auteur de Notre Cœur, qui a soutenu avec tant de talent, et avec assez de conviction pour en convaincre d’autres, la thèse franchement contraire ?

J’ai bien envie de faire savoir à mon interlocuteur que le cœur des gens civilisés et monogames de chez nous est plus vaste que celui des Kirghiz, et qu’à Paris l’on met fort bien deux pieds dans un même soulier. Mais je me tais, car, outre que je ne suis pas bien sûr que ceux qui croient le faire le fassent réellement, il ne serait pas poli de le dire ici. Et puis, même si nos cœurs de gens occidentaux sont plus vastes que ceux de ces Mongols, ne sont-ils pas plus encombrés ? C’est encore là une question délicate et trop complexe pour être traitée à Nagra-Tchaldi.

Pendant que je fais à part moi ces réflexions épineuses, mon cuisinier Souleyman, qui me sert d’interprète dans cette conversation, — c’est-à-dire qui m’aide à surmonter les difficultés résultant du dialecte et de l’accent, et remplace par des synonymes, en la même langue, les mots inconnus pour moi, — prend un air important pour confirmer le dire du chef kirghiz et pour ajouter que la même maxime a cours parmi les Sartes du Ferganah, sous une forme légèrement différente. Il me la cite et je la répète ici à mon tour, non sans regret, dans toute sa trivialité : « Deux têtes de veau ne cuisent pas à la fois dans la même marmite. » Tiré brusquement de ma méditation par cette nouvelle formule, je suis consterné et révolté tout à la fois. Je préfère infiniment, bien entendu, tant pour la forme que pour la justesse, la version kirghize, et je déclare à Souleyman que son proverbe, auquel sa conduite privée paraît d’ailleurs donner de fréquens démentis,