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courant, divisé en plusieurs branches, est coupé par des bancs de galets. Nos yeux, habitués à l’obscurité, le perçoivent vaguement ou du moins le devinent. Pourtant le passage de nuit n’est pas commode, et aucun de nous ne connaît le gué, d’ailleurs variable, sous les eaux torrentueuses et troubles. Pour comble de difficulté, une couche de brume glacée masque la surface du courant. Nous tirons des coups de fusil dans l’espoir d’appeler un guide ou d’attirer l’attention. Mais personne ne nous répond, et nul ne peut nous entendre de l’autre bord, à travers le vacarme des eaux. Cependant il est absurde de rester en détresse à un kilomètre du gîte après avoir tant fait pour l’atteindre. La perspective du poste bien clos et chauffé nous donne courage. Une fois de plus, je commande : Aïda, « en avant », et nous nous mettons à l’eau, en n’importe quel point de la berge, au hasard. Cette eau, qui descend des glaciers du Transalaï, n’est pas chaude et nos bagages comme nos personnes y subissent une immersion complète. Enfin, tout finit par atteindre l’autre rive, et nous faisons, peu de temps après, non sans difficulté, notre entrée dans le fortin d’Irkechtam, où nous sommes parfaitement reçus par le commandant du poste, un capitaine de Cosaques, dont l’aspect est aussi bien d’accord avec le cadre et aussi franchement militaire que possible. Il se nomme Kotchouroff. Ce n’est pas chose précisément aisée que d’arriver jusqu’à lui. Le fortin est bâti au sommet d’un petit piton rocheux et isolé qui domine de haut la berge méridionale de la rivière, dans un endroit parfaitement choisi pour la défense, mais où, pour plus de sûreté aussi bien que par dédain des commodités inutiles, on a complètement omis de faire un sentier d’accès. Il nous faut grimper à tâtons et sans chemin, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’atteindre un sommet désert, et non le poste occupé par l’extrême avant-garde de la civilisation occidentale, le point où flotte le dernier drapeau de celle-ci au seuil du monde jaune.

Après l’échange de quelques politesses, nous remettons au lendemain la tâche de faire plus ample connaissance, et je vais prendre place sur le fameux poêle, objet de mes visions anticipées. Il existe réellement ; il est en terre battue et encore plus grand que je ne l’avais rêvé. Je m’y endors profondément.

Dimanche 2 novembre. — Nous avons passé à Irkechtam la journée du dimanche 2 novembre, pour donner aux animaux un repos dont ils avaient besoin. Nous n’avons pas été fâchés non plus