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demi-dieux, ou leurs amantes, tels Hercule, Persée et Andromède, mais de simples mortels, et des plus humbles, pouvaient recevoir, à bail pour l’éternité, un coin du firmament étoile. Un simple chasseur comme Orion avait pour lui seul une constellation entière, et la plus belle de toutes, avec plusieurs étoiles de première grandeur. Un bouvier, un simple centaure, étaient presque aussi favorisés. Plus tard, dans des temps historiques, moins éloignés de nous, Ptolémée VI Evergète, roi d’Egypte, parvenait encore à accaparer une constellation nouvelle, tout entière, pour la chevelure de Bérénice. Plus récemment, les Rois Mages et quelques autres personnages illustres trouvaient encore de petites places vacantes. Mais, depuis les temps modernes, il n’en a plus été de même, et les gens les mieux qualifiés ne sauraient obtenir une simple étoile. On a contesté la sienne à Napoléon, qui, raconte-t-on, était seul à la voir[1], et les souverains de la maison d’Autriche n’en ont eu qu’une entre eux tous. À notre époque, qui se dit démocratique, il n’est pas au pouvoir d’un simple particulier d’acquérir un astre au ciel. Il serait d’une outrecuidance ridicule de le prétendre.

Non, cette étoile ne m’appartient pas. N’importe : je ne doute pas un instant que sa lumière ne soit, sinon à moi, du moins à mon adresse. Je sais — ou je crois fermement, ce qui est la même chose, — qu’il y a là-haut, derrière cette petite lueur, une âme dont le regard me suit de loin.

Eh bien ! maintenant, il peut survenir n’importe quels incidens de route, j’e suis sûr d’arriver au but de mon voyage. Et je continue à guider le convoi à travers la nuit, sur le terrain inégal, sans que les hommes qui me suivent se doutent pourquoi mon cheval a le pas plus relevé que tout à l’heure.

Dix heures du soir ! Enfin voici l’issue de cette interminable gorge. Par une brèche étroite, nous débouchons tout à coup dans une grande vallée, où coule avec fracas une large rivière : c’est le Kizil-Sou, dont les eaux vont à Kachgar. De l’autre côté, nous apercevons une lumière haut perchée qui nous indique le poste d’Irkechtam. Mais il s’agit d’y arriver. Il n’y a pas de lune, et c’est un fleuve que nous avons devant nous. Le lit a plus d’un kilomètre de largeur. L’eau n’est pas très profonde, et le

  1. On connaît le dialogue de Napoléon et de Caulaincourt : « Voyez-vous cette étoile ? —… Non, Sire. — Eh bien, moi, je la vois, » répondit brusquement Napoléon en tournant le dos.