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tête à tête dans son carrosse, disant « qu’elle ne craignait point que personne en parlât. » Outré d’un pareil mépris, Ménage se répandait en reproches : « Mettez-vous dans mon carrosse, lui dit-elle ; si vous me fâchez, je vous irai voir chez vous[1]. »

On le supportait à cause de son vaste savoir et du vif sentiment de la justice qui lui faisait oublier ses griefs et ses inimitiés toutes les fois que Mazarin ou Colbert lui demandaient la liste des gens de lettres à récompenser. Il avait du bon, sous ses dehors de cuistre, était capable de dévouement, et il a rendu toute sa vie d’innombrables services. — Ménage avait du bien. Il se donna néanmoins à Retz, qui le logeait, le nourrissait, lui entretenait un laquais, et endura pendant dix ans ses colères et ses criailleries. Il fallut enfin se séparer. Ménage obtint par ailleurs un bon bénéfice et fonda chez lui une succursale de la Chambre bleue. Ses réceptions étaient très recherchées. Elles avaient lieu le mercredi, et on les appelait » l’académie de M. Ménage. »

Tout autre était le petit Voiture, un malheureux « pygmée » qui passa les cinquante années de sa vie à se mourir. Très jeune encore, il écrivait à Mme de Rambouillet : « (Nancy.) Depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir, j’ai eu des maux qui ne se peuvent dire… En passant par Epernay, je fus voir de votre part Monsieur le maréchal Strozzi : et son tombeau me sembla si magnifique que, voyant en quel état j’étais, et me trouvant là tout porté, j’eus envie de me faire enterrer avec lui. Mais on en fit quelque difficulté, pour ce que l’on trouva que j’avais encore quelque chaleur. Je me résolus donc de faire porter mon corps jusqu’à Nancy ; où enfin, Madame, il est arrivé si maigre et si défait, que je vous assure que l’on en met en terre qui ne le sont pas tant. » Dix ans plus tard, il faisait son portrait en ces termes : « J’ai la tête assez belle, avec beaucoup de cheveux gris : les yeux doux, mais un peu égarés, et le visage assez niais. En récompense… je suis le meilleur garçon du monde. » Pas si bon garçon que cela. Le « roi nain » était un charmant causeur, une manière de précurseur du Parisien du XVIIIe siècle, par son esprit ailé et sa gaieté mousseuse. Il était le boute-en-train de l’hôtel de Rambouillet, qu’il désempesait après le départ de ses confrères, lui apprenant le rire léger qui sied aux jolis riens. Mais il avait ses défauts, qui faisaient dire à Condé :

  1. Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules.