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manières d’aimer y sont analysées avec minutie dans d’interminables conversations, toutes les raisons d’aimer ou de n’aimer pas, d’être inconstant ou fidèle, toutes les joies que l’amant trouve dans ses souffrances et toutes les souffrances que lui réservent ses joies, toutes les sensations intellectuelles (et quelques-unes des autres) de l’Aimant ou de l’Aimé, de l’Aimante ou de l’Aimée, tous les cas de conscience qui peuvent surgir dans la vie de gens n’ayant pas d’autre pensée, pas d’autre raison d’être, que de développer et d’exercer, chacun à sa mode, leur faculté d’aimer, d’aimer encore, d’aimer toujours.

D’Urfé concevait la passion à la façon antique, comme une fatalité contre laquelle il est vain de lutter. Vers le milieu du roman, le triste Céladon, inconsolable de la colère d’Astrée, est caché dans une caverne, où il se nourrit « d’herbes. » Le druide Adamas, qui le voit dépérir, essaie de le raisonner. Céladon lui répond : « Si le Ciel, comme vous dites, m’a laissé en ma puissance, pourquoi me demanderait-il compte de moi-même, puisque tout ainsi qu’il m’avait remis en ma propre conduite et disposition, de même me suis-je entièrement résigné entre les mains de celle à qui je me suis donné ? et partant, s’il veut demander compte de Céladon, qu’il s’adresse à celle à qui Céladon est entièrement. Et quant à moi, c’est assez que je ne contrevienne en rien à la donation que j’en ai faite. Le Ciel l’a voulu, car c’est par destin que je l’aime. Le Ciel l’a su ; car dès que j’ai commencé d’avoir quelque volonté, je me suis donné à elle, et ai toujours continué depuis. Et bref, le Ciel l’a eu agréable : autrement je n’eusse pas été si heureux que je me suis vu par tant d’années. Que s’il l’a voulu, s’il l’a su, et l’a eu agréable, avec quelle justice me pourra-t-il punir, si je continue à cette heure, qu’il n’est pas même en ma puissance de faire autrement… Que mes parens et amis se plaignent et aient telle opinion qu’ils voudront, ils doivent être tous satisfaits et contens de moi, quand je leur dirai pour toute raison que J’AIME. — Mais comment, répondit Adamas, voulez-vous toujours vivre de cette sorte ? — L’élection, répondit le Berger, ne dépend de celui qui n’a ni volonté ni entendement. »

La Grande Mademoiselle et le gros de ses contemporaines ont échappé sur ce point particulier à l’influence de l’Astrée. Elles n’acceptèrent pas, ou n’acceptèrent plus, que l’homme fût sans « volonté ni entendement » en face de ses passions, et que ses sentimens dépendissent du « Destin. » Corneille avait passé par