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Un seigneur troubadour, Boniface de Castellane, qui avait, lui aussi, à se plaindre de Charles, lia ses intérêts à ceux des communes révoltées et essaya, dans des sirventés fort éloquens[1], de donner à la rébellion l’aspect d’une guerre de race ; mais il ne trouva en somme que peu d’écho. La Provence, qui avait été à peine effleurée par la terrible bourrasque de la Croisade, n’éprouvait nullement pour les Français cette instinctive et profonde aversion que les troubadours avaient si longtemps attisée en Languedoc. Au bout de deux ou trois générations, malgré le gouvernement fort despotique de Charles d’Anjou, la Provence était française de cœur : le temps seul avait produit le résultat auquel devait aboutir plus rapidement encore, dans le Languedoc même, l’administration habile et méthodiquement réparatrice d’Alphonse de Poitiers.


La réponse à la question que nous nous posions au début de cette étude s’en est dégagée pour ainsi dire d’elle-même. Bertran de Born nous est apparu comme le type d’une classe, assez peu nombreuse sans doute, mais où ont dû abonder les figures originales et viriles comme la sienne même. Dans leurs exhortations à la croisade, les troubadours ont surtout été les échos des prédicateurs ; dans les sirventés inspirés par la guerre civile, ceux des princes qui les protégeaient.

Il faut donc se garder d’exagérer la valeur représentative de leurs œuvres et apporter quelque restriction à l’opinion qui veut y voir l’équivalent de la presse moderne, — à moins qu’on n’entende qu’elles s’en rapprochent précisément parce qu’elles sont rarement l’expression d’une pensée individuelle et désintéressée. Elles ne sont point non plus l’expression impartiale de la justice, de la vérité absolues, comme s’en sont plusieurs fois vantés les troubadours eux-mêmes en proclamant que c’était pour eux un droit et un devoir de louer les bons, de blâmer les méchans et en revendiquant le libre exercice de ce droit[2] : il nous apparaît clairement aujourd’hui que pour eux les bons étaient surtout ceux qui les payaient bien, les autres ceux dont ils n’avaient rien à attendre.

Leurs œuvres néanmoins gardent pour l’historien, aussi bien que pour le lettré, une très grande valeur. D’abord, s’ils sont

  1. Chabaneau, Varia Provincialia, p. 36.
  2. Granet, par exemple, dans la pièce déjà citée plus haut.