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jusqu’aux Primitifs ; il se créa comme une seconde enfance. Il vécut alors en face de son esprit imagé, comme le font les enfans isolés lorsqu’ils ont le génie de l’art. C’est avec des yeux pareils aux leurs qu’il a ramené les formes à la simplicité rudimentaire. C’est pourquoi nous l’aimons, car voir ainsi est une vertu en peinture. De là sa grâce ingénue et toute végétale, grâce incorrecte souvent et qui peut se passer de beauté, étant la saveur vierge. Il a le charme des simples et la candeur robuste de ceux que rien n’ébranle parce qu’ils se croient infaillibles. Ils sont infaillibles, donc ils sont dieux ! Et cette conviction leur amène les croyans qui les adorent comme des dieux. Et notre peintre écoutait avec une mansuétude reconnaissante toutes les louanges qui chantaient sa création. Mais à la moindre critique, il s’allumait, rouge : il se redressait en Jupiter de Fourvières. Il ne vous la pardonnait pas. Il avait alors, lorsqu’il vous rencontrait, une façon hautaine de vous jeter son salut sans vous regarder. Généralement, on ne sy exposait pas une seconde fois et l’on s’écartait respectueusement, car on aurait eu-tort de s’en blesser : ne faut-il pas tout souffrir d’un Dieu ? Et puis comment en vouloir à une individualité si peu soumise aux exigences ordinaires ? Sa vie avait quelque chose d’absolu comme son art.

Il disait lui-même : « Je veux être non Nature, mais parallèle à la Nature. » C’était traiter de puissance à puissance. J’aime cette fierté et j’admire ce grand artiste tout d’une pièce ! Il y a pourtant une chose qui m’étonne beaucoup chez lui ; c’est qu’il soit revenu à cette naïveté primitive, à cette virginité des colorations édéennes, au Paradis terrestre avant le serpent, après avoir mangé les pommes des jardins de Fontainebleau et de Diane de Poitiers. Qui ne se rappelle l’opulente femme vue de dos dans sa Paix du musée d’Amiens ? Personne n’a peint un morceau d’une désinvolture charnelle plus élégante dans ses formes abondantes. Tout le reste était à l’avenant comme quintessence de raffiné. Son brusque changement devait naturellement désorienter, même ceux qui l’avaient le plus applaudi. Quoi d’étonnant qu’ils aient pris son préraphaélisme pour une décadence ? Je me souviens d’une petite toile qu’il avait envoyée au Salon en même temps que son Espérance et qui était si rudimentaire de forme que tous les membres du jury, dont j’étais, se regardèrent en se disant : « Nous ne pouvons pas refuser Puvis ! Que faire ? » Alors Delaunay nous dit : « Je suis très lié avec lui.