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étymologique le faisait le « serviteur, » et les pièces où la satire personnelle se donnait carrière trouvaient plus d’amateurs que celles qui roulaient exclusivement sur les événemens historiques. Celles-ci, au bout de quelques années, avaient perdu, pour un public où le goût de l’érudition était rare, à peu près tout intérêt : aussi un grand nombre d’œuvres de ce genre, parmi lesquelles il y en a de premier ordre, ne nous ont-elles été conservées que par un unique manuscrit, et n’ont donc échappé à la destruction que par une sorte de miracle.

Nous en jugeons tout autrement que le moyen âge, et nous donnerions volontiers bien des chansons d’Arnaut de Mareuil ou même de Guiraut de Bornelh pour quelques coblas de Bertran de Born ou de Peire Cardinal. Nous accueillons en effet avec enthousiasme tout document qui peut remédier à l’insuffisance des chroniques, si sèches, si impersonnelles, si peu soucieuses de nous faire pénétrer dans l’âme des contemporains. Mais les sirventés mêmes des troubadours sont-ils vraiment l’écho de la conscience publique ? C’est ce dont ne paraît pas douter Augustin Thierry : « Les chants des trobadores, écrivait-il en 1825, circulant rapidement de château en château et de ville en ville, faisaient à peu près au XIIe siècle l’office de papiers publics. L’influence de l’opinion publique et des passions populaires se faisait sentir partout, dans les cloîtres des moines comme dans les châteaux des barons[1]. » C’est ce que Diez, deux ans après, répète sous une forme plus précise : « Le sirventés est, sans contredit, le genre le plus instructif au point de vue historique que nous ait légué la littérature provençale, non parce qu’il nous fait connaître quelques menus événemens négligés par l’histoire, mais parce qu’il formule les arrêts, les divergences de l’opinion et qu’il est l’organe véridique et retentissant de cet esprit public qui parle souvent plus haut que les faits[2]. » Peut-être y a-t-il, dans ces affirmations, quelque témérité. Un troubadour pouvait avoir sur les faits une opinion purement personnelle et la traduire avec d’autant plus de chaleur. Beaucoup étaient les protégés des grands, et les sentimens exprimés dans leurs vers pouvaient leur être suggérés par ceux qui étaient intéressés à les répandre. Dans quelle mesure précise expriment-ils leurs idées, celles de leurs protecteurs, ou le

  1. Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, édit. de 1836, t. III, p. 292.
  2. La poésie des Troubadours, traduction (modifiée) du baron de Roisin, p. 171.