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représentée par des chanceliers comme ceux d’Angleterre et de France, par des l’Hôpital, des Lamoignon ou des d’Aguesseau, le peuple ne put jamais croire beaucoup à la justice. Il manqua ainsi à l’Espagne une des idées vitales de la conscience d’une nation. Et puisqu’elle n’avait guère, d’autre part, le sentiment profond de l’humanité, que lui restait-il, sinon l’orgueil dans le vide chez les uns, la soumission chez les autres ?

L’Espagne, sur 19 millions d’habitans, a aujourd’hui 6 millions de personnes sachant lire, 5 millions sachant écrire, 13 millions d’illettrés. Le fonctionnarisme y est une plaie ; 150 000 personnes, non compris l’armée, émargent au budget ; les impôts qui grèvent les classes populaires sont considérables. Tandis que, à Londres, une famille d’ouvriers qui, par la réunion de divers salaires, se fait un revenu de 2 000 francs, paye à peine 90 francs d’impôts, à Madrid, une famille qui gagnerait autant paierait déjà, du seul fait des droits de consommation, 400 francs d’impôts[1]. On comprend que, dans de telles conditions, l’épargne soit très difficile, puisqu’elle exigerait, outre des circonstances particulièrement favorables, des qualités morales de premier ordre. Sous ce dernier rapport, l’Espagnol se montre inférieur à l’Italien, grevé d’impôts, lui aussi, et qui trouve pourtant moyen d’épargner !

Dans son essai sur l’Histoire de la propriété en Espagne, M. F. de Cardenas a excellemment montré les relations qui lient la richesse aux qualités de culture et de gouvernement des classes supérieures, — encore un point négligé par Karl Marx. Mais il y faut ajouter aussi les qualités des classes inférieures. Comme leurs voisins d’Afrique, les Espagnols de nos jours vivent pauvrement de l’élevage des moutons et des produits d’une culture arriérée. Non seulement ils n’ont pas de capitaux, mais nous avons vu qu’il manque à leur caractère même le grand capital moral de l’initiative, le besoin de progrès. Consommant peu, d’ailleurs, ils travaillent peu. S’ils échappent à l’extrême misère, c’est à force de tempérance et de sobriété. Outre que le climat porte à ces qualités, en Espagne comme en Italie, il y a peu d’occasions de dissipation et de dépense en dehors des courses de taureaux, que l’Italie ne connaît pas, et de la loterie, qu’elle connaît comme l’Espagne. Aux ouvriers espagnols on reproche d’être souvent aussi ignorans qu’intelligens, — ce qui n’est pas peu

  1. Sanz y Escartin, L’Individu et la Réforme sociale.