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noblesse étaient mal cultivées par les colons, dont l’intérêt était de ne pas augmenter les revenus pour ne pas augmenter leur fermage. Enrichis par les mines du Nouveau Monde, les Espagnols prirent l’habitude de demander aux autres pays ce que le leur aurait pu produire. Une sorte de « régression psychologique » raviva en Espagne les idées et sentimens correspondant aux modes primitifs d’acquisition des richesses. Dans l’ordre moral et dans l’ordre économique, la partie la plus noble de la nation s’habitua à recevoir passivement les élémens de sa vie. La fière paresse, que la découverte de l’autre hémisphère rendit universelle et classique, devint bientôt, comme on l’a dit, « une sorte de religion sans dissidens. » L’esclavage, qui existait en Espagne et que l’horrible traite des noirs transportait en Amérique, contribuait encore à faire mépriser le travail manuel. Le métier des armes engendrait le même dédain des métiers serviles. Despotisme et intolérance, goût de l’extraordinaire et mépris de l’effort ordinaire apparaissent déjà sous Ferdinand et Isabelle. De nombreux oisifs, préférant la misère au travail, prétendaient descendre des anciennes familles chrétiennes et faisaient remonter leurs titres de noblesse jusqu’à la lutte contre les Maures. Deux types résument, comme on sait, l’Espagne de la fin du XVIe siècle : le cavalier et le picaro. Le preux manqué devient un gueux ; le chevalier épique se change en chevalier d’industrie. Le roman picaresque n’a bientôt plus à peindre que la foule des oisifs qui auraient cru déchoir en faisant œuvre de leurs dix doigts, des hidalgos faméliques, des aventuriers et des intrigans à la recherche de la fortune, gens sans aveu et sans scrupule ; des soldats fanfarons, des valets menteurs et fripons, des entremetteuses, des sorciers, des bohémiens, des détrousseurs de grand chemin et des spadassins. Par une étrange aberration, le point d’honneur, au lieu d’être placé dans ce qui est honorable, s’attache à ce qui ne l’est pas. On connaît l’histoire de ce spadassin qui avait reçu de l’argent pour un assassinat et qui, après la réconciliation des deux ennemis, ne voulut ni rendre l’argent, ni le garder sans l’avoir gagné, si bien qu’il tua fièrement son homme, par honneur.

La guerre dite des Communes, sous Charles-Quint, avait préparé la ruine des libertés publiques ; la répression sanglante du protestantisme, sous Philippe II, acheva de ruiner la liberté de conscience. L’unité, voilà le rêve espagnol, et l’Espagne réalisa son rêve. Pendant des siècles, l’unité y a régné, de par la