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démoralisateur que le hasard ? Un peuple ne vit pas d’aventures, mais du travail quotidien qui assure le pain quotidien. Le romanesque, pour une nation, n’est jamais une inoffensive maladie. « Les grandes et glorieuses aventures nationales, dit un Espagnol, firent de nous un peuple d’aventuriers. »

La cupidité confiante dans la chance engendre nécessairement la paresse, qui, quand elle devient elle-même un objet d’orgueil, constitue un péché deux fois capital. Ce fut celui de l’Espagne. La soif de l’or obtenu sans travail régulier, l’honneur placé dans la vie d’expédiens, toutes les ambitions allumées par les récits merveilleux du Nouveau Monde, les têtes en fièvre, les imaginations exaltées, des fortunes insolentes par leur soudaineté, des ruines et des catastrophes encore plus grandes, la violence et l’intrigue remplaçant à la fin le devoir patiemment accompli et les tâches modestes, mais sûres, un vent de folie soufflant sur tout un peuple, qui, au moment même où il perdait sa moralité profonde, se posait en héros d’épopée, — voilà l’incroyable spectacle que nous offre l’Espagne de Charles-Quint et de Philippe II. Le résultat intérieur fut l’universel affaissement des volontés.

Les romans de chevalerie, on les vivait en Amérique, s’il faut appeler chevaleresques les aventures fabuleuses et les exploits barbares des Cortez et des Pizarre. C’est ce qui donnait vraisemblance et vogue aux romans d’alors. L’épidémie morale fut telle que Charles-Quint fit des lois contre ces romans, ce qui ne l’empêchait pas de lire lui-même en cachette Don Belianis de Grèce. Sous Philippe II, les Cortès demandèrent au roi de brûler en masse tous les romans de chevalerie ; on promit tout, on ne fit rien.

— Le drainage produit par les colonies d’Amérique ne saurait, dit-on, expliquer la déchéance espagnole d’alors ; car des colonies plus pauvres et qui n’étaient guère plus sagement administrées ont fait la grandeur de l’Angleterre. — Sans doute, mais le drainage de l’Angleterre peut-il entrer en comparaison avec celui des conquistadores de l’Amérique ? Les colonies anglaises n’ont pas fait se reposer les Anglais dans leur propre pays sous le prétexte que l’or leur viendrait tout seul de là-bas. Aux métaux précieux de l’Amérique l’Espagne accorda la préférence sur les trésors bien plus réels et plus durables du sol et de l’industrie ; on autorisait, de chaque côté des routes, les ravages des troupeaux voyageurs de la Mesta ; les nombreuses terres du clergé et de la