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l’Italien, de les incarner en des scènes du Nouveau Testament ; il ira de préférence à la légende des saints, pour pouvoir représenter des scènes familières et des tableaux de vie réelle.

Rêveur et tendre, comme par une sorte d’exception rare, Murillo a la sympathie irrésistible pour le peuple, dans le sein duquel il est né, et il le représente avec ses haillons en une glorieuse lumière. L’insouciance dans la misère est un de ses thèmes favoris. Son idéalisme, inspiré par une foi ardente et simple, servi par une merveilleuse souplesse de pinceau, se fond avec le réalisme traditionnel de l’art espagnol.

Autant est grande la place de l’Espagne dans l’histoire des lettres et des arts, comme dans l’histoire politique des temps modernes, autant est petite sa place dans l’histoire de la philosophie. Suarez n’y représente que le dernier effort de la scolastique mourante. Dans l’Espagne isolée et fermée, sous la haute surveillance de la police inquisitoriale, comment la philosophie aurait-elle été cultivée, sinon par de rares adeptes, moitié savans, moitié théologiens ? Ils naquirent surtout dans le royaume d’Aragon. On rencontre parmi eux quelques beaux types d’Espagnols. Ramon Lull, d’une famille noble de Palma, et dont le nom trahit l’origine gothique, passe sa vie dans le désordre jusqu’à trente ans, se fait franciscain et conçoit le projet de former une milice de théologiens qui iraient convertir les musulmans par la dialectique. Ce Don Quichotte de l’école, inventeur du Grand Art qui permet de raisonner mécaniquement, argumente à Tunis, à Bône et à Alger avec les philosophes averroïstes, jusqu’à ce qu’il se fasse lapider. On reconnaît en lui un digne compatriote d’Ignace et de sainte Thérèse. Si Arnaud de Villeneuve n’est pas né près de Montpellier, il est né près de Barcelone ; il fut d’ailleurs plus alchimiste que philosophe. Raymond de Sébonde, lui, est sûrement né à Barcelone, mais c’est à Toulouse qu’il professe la médecine, la théologie et la philosophie scolastique. Michel Servet, de l’Aragon, vient très jeune en France, étudie le droit à Toulouse, la médecine à Lyon et à Paris, s’enthousiasme pour la Réforme, lutte contre Calvin et se fait brûler à Genève ; mort digne d’un Espagnol, mais commune à beaucoup d’autres. En dehors de ces noms, la philosophie théologique et la science même n’ont presque rien à citer. De nos jours encore, malgré quelques heureux essais, la philosophie n’a guère de représentans en Espagne[1].

  1. « C’est, a dit M. Guardia, aux savans et aux philosophes qu’elles produisent que se reconnaît la santé mentale des nations. Certes, les corporations savantes ne manquent point en Espagne, ni les cours de philosophie. Mais où sont les savans, où sont les philosophes espagnols ? Connus dans le monde officiel dont ils font partie, ils n’ont point de notoriété en dehors de la zone administrative. Voilà brutalement la vérité, toute la vérité, sans atténuation ni excuse. » En realidad de verdad, comme dit Cervantes.