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de simple et de monotone, dépourvues qu’elles sont de tout ce que les vastes horizons intellectuels pourraient y ajouter en étendue et en variété. Simplifiez le sentiment religieux en lui conservant son énergie, vous aurez le fanatisme étroit et violent ; simplifiez le sentiment de dignité personnelle, vous aurez l’orgueil farouche ; simplifiez l’amour, vous aurez la jalousie exclusive et toujours menaçante. Cette dernière passion est une des plus fréquentes chez les Méridionaux au tempérament bilieux et au sang chaud : on sait quel degré elle atteint chez l’Espagnol, quelle part elle a dans toute sa littérature. Toutefois, en Espagne, le jaloux pense encore plus à son honneur qu’à son amour. « Il y entre, disait Mme d’Aulnoy, moins d’amour que de ressentiment et de gloire : les Espagnols ne peuvent supporter de voir donner la préférence à un autre, et tout ce qui va à leur faire un affront les désespère. »

La combinaison de la plus féroce jalousie avec le plus féroce point d’honneur peut aboutir à une morale extraordinaire. L’amant ou le mari qui se sait trompé doit en tirer vengeance, première loi ; mais son honneur veut que l’outrage reçu demeure ignoré de tous, seconde loi ; il faut donc que le motif de la vengeance demeure secret. C’est pourquoi, dans le Châtiment sans vengeance, de Lope de Vega, le mari, ayant son fils pour rival, annonce à sa femme qu’il connaît son crime, pour qu’elle s’évanouisse, puis la bâillonne et l’enveloppe d’un drap, la présente comme un noble qui conspirait contre lui, ordonne à son fils de tuer le conspirateur, enfin dénonce son fils aux officiers comme ayant assassiné sa belle-mère et leur commande de le tuer ! De même, chez Calderon, dans le Médecin de son honneur, le mari fait saigner sa femme à mort par un médecin masqué, qu’il a menacé lui-même de tuer ; après quoi, il prétend que les bandelettes se sont d’elles-mêmes détachées et va partout à la ronde célébrant la vertu de sa femme. Grâce à ce mensonge, son honneur conjugal est sain et sauf. Un sujet non moins atroce se retrouve dans une autre comédie de Calderon dont le titre est expressif : A outrage secret vengeance secrète. L’Italie seule, pour la vendetta froide et longtemps méditée, rivalise avec l’Espagne[1].

  1. Le théâtre espagnol, se développant en toute liberté, en dehors des règles classiques et avec la seule règle de « toujours plaire, » comme dit Lope de Vega, ne peut manquer d’offrir une représentation particulièrement fidèle de ce que le public connaît le mieux : les mœurs nationales.