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de tout le bruit qu’elles ont fait. Ce sont des blancs plaqués sur des noirs, des noirs sur des blancs, des figures sans la moindre souplesse, cernées de gros contours comme des vitraux. Les recherches personnelles de Manet se sont bornées à juxtaposer, dans une sorte de marqueterie, des notes claires et crues, qui parfois ne manquent pas d’agrément, au mépris de tout modelé. On sait combien il est difficile de bien modeler, tout en gardant la fraîcheur du ton. Et pourtant qu’on ne s’y trompe pas : sans modelé, pas de vie. Il ne donnait que des images inanimées. Il inventa cette mode de peinture blafarde et criarde à la fois, plate, aux pâles couleurs, effleurée, où la moindre fermeté s’accentue en dureté.

Cette manière a pu servir à certaines peintures décoratives, comme nous le verrons plus loin. Mais on citerait difficilement un de ses adeptes qui en ait fait autre chose, dans la peinture de chevalet, que des imitations blafardes.

Certes on ne peut pas faire dériver de Manet notre Henry Regnault, bien qu’il ait aussi médit du modelé. Je vois plutôt en lui, comme en Gustave Moreau, un romantique attardé. Son Général Prim fut un très remarquable début. Il est peint avec une crânerie, une fougue, une facilité de brosse presque téméraires, sans pourtant porter la marque d’une bien réelle originalité. Il fait penser à la fois aux Anglais, à Velasquez, à Eugène Delacroix, je dirais même à Devéria, s’il n’était très supérieur à celui-ci. Il faut pourtant reconnaître qu’il garde au Louvre une bonne tenue, ce qui prouve un vrai mérite.

Puis Regnault changea de route. Il n’a pas eu le temps de nous prouver qu’il eût eu raison de le faire. Sa Salomé ferait croire à la négative. Ce tableau est brillant, facile, et d’un art tout extérieur comme caractère. Regnault s’éprit tout à coup pour l’Espagne d’une passion sans mesure, d’un enthousiasme exclusif. Il eut le délire de la lumière, de la lumière dévorant toute demi-teinte, tout modelé. Ses lettres écrites de Grenade témoignent d’une exaltation extraordinaire. Son amour pour le soleil de ce pays ressemble au vertige héroïque des cigales. Son génie, toujours frémissant, s’y enflamma, un peu dans le vide, avec l’intrépidité de ces frêles virtuoses des blés qui meurent de la trépidation de leurs cris exaspérés. Ainsi écrivit, peignit et combattit Henry Regnault, sa prunelle folle de rayons, son âme fanatique de gloire, son cœur brûlant de patriotisme. Eût-il été