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l’amour comme la grande affaire de la vie et concentre sur ce sujet unique tous les efforts de l’écrivain comme toute la curiosité des lecteurs. Pour entretenir cette curiosité, il est clair qu’il ne suffit plus de présenter dans son paroxysme l’amour, folie des sens, fléau des hommes et des dieux. L’étude des complications sentimentales peut seule prêter à des découvertes et tenter l’écrivain en quête de nouveautés. On distingue des nuances, on agite des problèmes, on invente des cas. L’amour se raffine, se subtilise, et incline peu à peu à la galanterie. Et, comme il est beaucoup plus facile de parler de l’amour que d’être amoureux, mais à peu près impossible d’en bien parler sans en avoir éprouvé l’émotion, cette galanterie s’exprime avec la fadeur des amours de tête et d’imagination. C’est l’amour tel qu’il doit être pour défrayer les conversations mondaines. Aussi bien la galanterie innocente ne saurait longtemps suffire à une société blasée. Et de son ennui, de sa lassitude, de la perversion de son goût, l’odieux libertinage a bientôt fait de naître.

Retenir l’attention de lecteurs blasés pour qui la littérature n’est qu’un passe-temps, voilà en effet l’unique souci de l’écrivain, celui qui aiguillonne son esprit et l’excite à chercher du nouveau, n’en trouvât-il que dans le bizarre et l’extravagant. La simplicité et le naturel sont de toute évidence hors de cause. Il n’y a de salut que dans l’extraordinaire ; on s’y jette à corps perdu. Les rhéteurs inventaient déjà des sujets où le défi est outrageusement jeté à la vraisemblance et au bon sens : les faiseurs de roman recueilleront ce legs des complications à outrance, des intrigues absurdes, des rencontres imprévues, des enlèvemens, des reconnaissances et des coups de théâtre. Mais ce sont encore les artifices de style qui offrent à un littérateur de décadence le plus de ressources. A quelles tortures ne va-t-on pas soumettre les mots, et à quels usages ne va-t-on pas les faire servir ? Ils n’avaient encore été employés que pour exprimer des pensées, traduire des sentimens, exposer des faits ; ils vont maintenant, excédant leur destination naturelle, rivaliser avec les arts plastiques ; on les emploiera pour peindre et pour sculpter, et la description deviendra le refuge des écrivains sans idées et sans émotion. On reprendra de vieux mots qui n’ont plus cours et on les enchâssera comme autant de pierres précieuses. On rapprochera par des alliances hardies les mots qui jurent d’être ensemble ; on relèvera par des épithètes rares ceux qui par eux-mêmes risqueraient de passer inaperçus. La phrase classique était un organisme où chaque partie n’avait de valeur que par rapport à l’ensemble auquel elle se subordonnait : dans la phrase comme ailleurs,