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par un ensemble de conditions et de circonstances, sont pareillement légitimer… Cette opinion est réconfortante. Le malheur est qu’elle soit insoutenable. Dans le dernier volume de leur grande Histoire de la littérature grecque[1], MM. Alfred et Maurice Croiset viennent d’étudier comment l’hellénisme s’épuise, agonise et meurt pendant les périodes alexandrine et romaine. Les conclusions qui se dégagent de leur travail sont d’une netteté frappante. Elles établissent, non sur des raisonnemens ou sur des considérations de sentiment, mais, ce qui vaut mieux, sur des faits, la réalité des symptômes par lesquels se traduit la décadence en littérature. Toutes les œuvres qui viennent alors à se produire sont marquées par avance de certains signes qui en révèlent la date. Parmi les écrivains de ces époques peuvent sans doute apparaître de très grands esprits, mais qui n’échappent pas à la contagion générale. Et, à coup sûr, le laps de temps n’est pas fixé après lequel une littérature est condamnée à l’épuisement ; mais on peut discerner sûrement le fait décisif à la suite duquel se produisent, comme dans un organisme attaqué aux sources de la vie, les phénomènes morbides et les troubles précurseurs de la fin.

Pour une telle étude, aucun exemple ne saurait être plus significatif et d’une portée plus générale que celui de la littérature grecque. Outre que cette littérature, qui embrasse un peu plus de quinze siècles, est jusqu’aujourd’hui la plus riche que l’on connaisse, elle offre par son développement régulier quelque chose comme le type et le « canon » de l’évolution littéraire. Aucun brusque accident ne vient déranger le cours normal de cette évolution ; ici, rien de semblable à ce qu’a été, pour la littérature latine ou pour nos littératures modernes, l’importation en bloc d’une littérature étrangère. La pensée grecque ne s’est pas enfermée dans des cadres tout faits et qui lui venaient d’ailleurs. Elle s’est créé à elle-même des genres littéraires où ses facultés prenaient forme peu à peu et à mesure, au gré de leur épanouissement. Ces genres se sont développés en liberté, allant jusqu’au bout de leur principe et jusqu’à l’épuisement de leur sève. Toute Jeune, dans le premier éveil de l’imagination, la Grèce s’enchante des récits merveilleux de l’épopée, s’exalte aux transports enthousiastes des poètes lyriques, et prête une oreille charmée aux beaux contes du crédule Hérodote. Plus mûre, devenue capable d’observer et de réfléchir, avide de savoir et de comprendre, elle invente le drame qui imite la vie,

  1. Histoire de la Littérature grecque, par MM. Alfred et Maurice Croiset, 5 vol. in-8o 1887-1899. t. V, période alexandrine par Alfred Croiset, période romaine par Maurice Croiset (Albert Fontemoine, éditeur).