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perd de vue aussi bien le cavalier d’avant que celui d’arrière. Au reste on n’a même pas le loisir de les chercher du regard, tout occupé que l’on est à préserver ses jambes et sa tête des divers obstacles.

C’est toute la flore tropicale qui se développe dans la grande serre de la nature vierge, dans la grande forêt qui me paraît chaque jour plus belle. Les palmiers les plus rares que nous mettons à grand prix dans des godets s’élancent et s’emmêlent aux grands bananiers. Les hauts bambous forment au-dessous de nos têtes des ogives parfaites, des cathédrales naturelles et magnifiques. Le sol est tapissé de fougères argentées et dorées à travers lesquelles les « coolies », le coupe-coupe à la main, doivent souvent nous frayer le chemin.


A Hong-Luck je suis en territoire siamois, au milieu des champs verts, près d’une petite pagode aux toits birmans, entourée de nombreuses cases disséminées et de toute une population curieuse et très amusée. Je suis la première femme venue par cette route.

C’est la zone des pirates. Ce sont en général des « Khas Mushô » et ils ne se font pas faute d’attaquer les pauvres Laotiens. Ceux-ci en ont si grand’peur qu’ils ont demandé au commandant du La Grandière de se mettre à huit pour m’apporter à Xieng-Tung une lettre qui, d’ailleurs, n’est pas arrivée. Mais attaquer une Française, accompagnée de cinq hommes de troupe anglais d’une race grande et forte, à quelques lieues de notre canonnière, que je ne savais pas à Xieng-Sen, c’eût été une bien autre affaire ! aussi n’y ont-ils pas même pensé.

J’ai assez vite apprivoisé tout ce peuple un peu déluré et effronté. Il faut si peu de chose pour séduire ces grands enfans ! Nous rions ensemble, nous faisons semblant de causer et je laisse regarder dans mon objectif ceux qui veulent bien se laisser photographier. Je m’introduis dans leurs petites « bâti. » De jolies filles se livrent au tissage, mais tous les travaux ont été vite interrompus, et cent et deux cents personnes ne cessent d’entourer ma tente.

Dans la grande plaine des joncs et des pirates, entre Hong-Luck et Xieng-Sen nous faisons des marches journalières de dix heures ; mais, par la paresse et l’infidélité des guides, nous errons de hameau en hameau.