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deux heures, pour atteindre le village de Muong-Ping, sur le large Nam-Ping, dont le cours n’est pas encore exploré.

Il faut trois jours pour franchir l’étroite et haute muraille qui borde le Salouen à l’est. Ceux qui ont parlé de la possibilité d’un chemin de fer dans cette région n’ont pas idée de ce chaos de montagnes aux arêtes vives qui se succèdent comme les gigantesques vagues d’une mer en furie. Les arêtes se ramifient dans tous les sens, sans nulle épaisseur, à peine 1 mètre de largeur par endroit, entre deux abîmes de 200 et 300 mètres de profondeur, sur des pentes impraticables de telle sorte que, au milieu de ce dédale, il faut suivre les crêtes le plus exactement possible. Le sentier est le plus souvent au niveau de la cime des grands arbres qui poussent sur les talus presque à pic. Notre route se pour- suivra ainsi jusqu’à Xieng-Tung.

Cependant les gorges que j’ai longées, entre Muong-Ping et Xieng-Tung, sont plus habitées que les plateaux. A l’ouest du Salouen, je remarque de nombreuses cultures au fond des vallées ; les cases, rares, se perdent dans la brousse.

Beaucoup de ces tribus mènent la vie nomade et campent auprès de leurs cultures. Il est toujours curieux de considérer le peu qu’il faut à certains êtres. J’ai souvent examiné, au matin, les campemens nouvellement abandonnés, dont le foyer était encore fumant. Quelques grandes écorces ou des bambous femelles coupés en deux ont vite fait un plancher reposant sur le sol ou légèrement surélevé. Quelques bâtons soutiennent des branchages pour faire un abat-vent, et quatre bambous supportent la toiture de feuillage qui garantira de la rosée. Le feu est allumé ; la maison est prête.

La grande forêt se continue semblable à elle-même. On se croirait au Cachemire, mais un Cachemire tropical, avec les grands bambous, les belles légumineuses du genre des mimosas et des acacias au feuillage léger, qui estompent les masses d’une manière toute particulière.

Et toujours des oiseaux, des chants que je ne connais pas, la vie partout dans la grande paix de la forêt : les buffles noirs, formidables et doux, qu’on chasse sans crainte du sentier qu’ils encombrent ; les légions de criquets et de cigales, poétiques animaux, chantés par des poètes qui n’ont certainement pas entendu durant de longues étapes leur bruit de crécelle assourdissant et strident. Et cette intensité de vie, on la sent encore bien plus