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à celle de ce peintre. C’est peut-être ce qui a excité l’acrimonie avec laquelle certains critiques chagrins ont attaqué sa mémoire, sans tenu compte des égards dus à toute haute conviction. De si éclatans succès, en éblouissant les uns, ne pouvaient manquer d’offusquer les autres. Un seul homme la trouvait insuffisante, cette gloire, et cet homme c’était Meissonier. Il en doutait même, lorsque quelques heures s’écoulaient sans qu’il en entendît parler. Ce fut le chagrin de sa vie. Chose étrange ! Il avait des mouvemens de cœur généreux ; il n’était pas jaloux ; seulement, si un visiteur de son atelier oubliait de lui donner de constantes marques d’admiration, son silence passait pour un outrage. Notre peintre aussitôt le boudait après l’avoir, l’instant auparavant, embrassé avec chaleur. Et cette susceptibilité, qui le rendait ridicule auprès de ses meilleurs amis, tenait autant à son extrême conscience d’artiste qu’à son orgueil. Au fond, c’était un inquiet et qui avait besoin, comme certains acteurs, des applaudissemens de la claque.

Cette conscience si honorable avait pourtant un côté étroit. L’amour de l’exactitude était tel chez lui, que pour sa Retraite de Russie, il avait fait arranger un terrain de boue dans son jardin, y faisant passer et repasser des roues, des pas d’hommes et de chevaux ; y mélangeant de la farine pour imiter la neige fondante ; et se servant, pour peindre Napoléon, de la vraie redingote grise et du vrai chapeau qu’avait portés l’Empereur. Pour étudier la marche des chevaux, il avait imaginé un plancher adapté à la voiture et avançant de manière qu’il pût dessiner d’après nature le cheval même qui le traînait. Tous les portraits, tous les accessoires sont reproduits avec le même soin jaloux. C’est une reconstitution complète et extrêmement intéressante. On a presque l’illusion de cette funeste fin d’épopée ; mais on n’y sent pas le grand souffle d’héroïque horreur qui circule dans la Retraite de Russie de Charlet.

Ne croyez pas cependant que Meissonier manquât d’imagination ! Je l’ai vu dessiner d’idée des figures très justes de tournure et de caractère : mais sa mémoire et son intuition des choses étaient aussi minutieusement exactes que sa vue directe. Il voyait les détails trop gros et son œil de myope exagérait la perspective comme l’appareil photographique. Il avait la vision aiguë, inapte à saisir les harmonies diffuses, chères aux poètes. Il peignait par plans à facettes, accentuant les formes un peu durement. Il a