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tournés une sorte de panorama de la nature, prés, ruisseaux, forêts, montagnes, et le ciel et la mer, et le jour et la nuit, les mœurs et les paysages des quatre parties du monde ; avec de l’esprit, de la mémoire, de l’élégance, on ferait ainsi des tableaux agréables, on ne ferait pas de la poésie. Ce n’est point l’esprit qui est poétique, ce n’est point la nature : il y a dans le poète un sentiment singulier, un vrai démon ou génie, comme les anciens l’appelaient ; l’esprit lui sert d’instrument, la nature lui fournit des matériaux ; mais il est lui-même la partie essentielle de ses œuvres, et si elles plaisent, si elles intéressent, c’est qu’il y respire, qu’il les anime, que par leur moyen il pénètre et descend jusqu’au fond de nos âmes. Je ne puis me figurer un poète alignant des syllabes et tenant son lecteur en vue. Le propre de la poésie est d’avoir des effets et point de but, le poète chante comme l’oiseau, sans songer qu’on l’écoute, mais parce qu’il en éprouve le besoin, et qu’il est fait pour chanter. Tous ses travaux (et ses travaux sont grands et pénibles plus qu’on ne pense, même dans le moment de l’inspiration), tous ses travaux tendent à le satisfaire lui-même intérieurement, en répondant à un modèle idéal d’harmonie, de sentiment, d’images, qu’il se sent pressé d’exprimer fidèlement. Il ne faut pas croire que le caractère du démon poétique soit la fureur, les éclats extraordinaires. L’enthousiasme est souvent doux, tendre, paisible, et notre bonhomme La Fontaine est mille fois plus profondément possédé que le pindarique Lebrun. Mais de toutes les sources de l’enthousiasme, la plus élevée comme la plus féconde, c’est incontestablement le sentiment de la religion, parce que c’est celui qui est le plus intime à la nature humaine, et qu’il lui parle éternellement le même langage à travers toutes les formes dont l’ignorance, les préjugés et les erreurs des hommes l’ont revêtu depuis l’origine des siècles. Orphée, Homère, Hésiode, furent des prêtres plutôt que des poètes ; l’âme de Virgile était pieuse, et les chœurs d’Esther et d’Athalie sont les plus beaux morceaux de notre poésie moderne, parce que ce ne sont point des enfantemens de l’art, mais les saints mouvemens, et comme de véritables prières d’un esprit religieux qui se sent en présence de la divinité. Rousseau était doué d’un vrai génie lyrique : il a puisé à la même source que Racine ; toute la pompe et la magnificence des divines Écritures passe dans ses sublimes et harmonieux cantiques. Qu’est-ce donc qui lui manque, et que nous saisissons avec un