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jour où l’achèvement des lignes transsibériennes détournerait les anciennes routes de la Chine et des Indes ? Quand la Russie aurait soumis à son influence les immensités de l’Asie, capté les grandes sources du commerce, et acquis à la race slave une puissance encore inconnue dans l’histoire, toute compétition serait impossible, et les Slaves des Balkans prendraient d’eux-mêmes leur place de satellites dans son système. Pour elle, l’essentiel était de n’être retardée par rien ni personne dans la marche lointaine qui préparerait un triomphal retour. De l’Extrême-Orient elle ne désirait envoyer à ses cliens d’Europe que de l’opium pour endormir leurs aspirations et leurs maux. L’Autriche en eut la preuve lorsque, pour annuler, par l’accord des deux empereurs, les conciliabules des princes balkaniques, François-Joseph rendit visite à Nicolas II. A la suite de cette entrevue, deux dépêches identiques de Saint-Pétersbourg et de Vienne signifièrent aux petits peuples que l’Europe leur ordonnait de respecter son repos.

On leur offrit d’ailleurs, en échange des grands avantages, la consolation des petits gains. La Russie et l’Autriche obtinrent du Sultan un traité de commerce pour la Roumanie, des évêchés et des écoles pour les Serbes et les Bulgares dans les régions que ces deux peuples se disputent. La Russie comme l’Autriche répandait les faveurs qui divisent. Il fallut pour ces plats de lentilles céder le droit d’aînesse. Et nul n’a pu se dissimuler le retour offensif de cette politique, faite pour les protecteurs et non les protégés, depuis le jour où le roi Milan a repris le pouvoir à Belgrade et ramené la discorde entre la Serbie, la Bulgarie et le Monténégro.

Aujourd’hui les peuples de la Péninsule gardent l’amertume d’avoir malgré eux manqué l’occasion dans le passé, la crainte d’être déçus encore dans l’avenir, le doute qu’ils aient quelque chose à attendre de l’Autriche ni même de la Russie, l’angoisse de cette solitude, et une volonté obstinée d’indépendance. Rien ne leur a autant manqué, ils le sentent, et rien ne leur est plus nécessaire que l’amitié d’un peuple généreux. Ils le cherchent, ils le nomment : c’est la France.

La première elle les a appelés. Quand leur conscience obscure doutait si leur volonté de revivre n’était pas une révolte insensée contre le droit de conquête, loi universelle du monde, la France, abolissant cette loi, a proclamé le droit des races. C’est à sa voix,