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formés au détriment de la Turquie, aussi populeux que tous ensemble, s’étendant du Danube à la Mer-Noire et à la mer Egée, il avait un sol fertile, des habitans laborieux, et de bonnes frontières. Par sa position, il fermait à la Turquie l’accès aux provinces qui, en Europe, demeuraient encore ottomanes, il barrait à la Grèce le chemin de Constantinople, et touchait lui-même aux faubourgs de cette capitale. Par sa prépondérance militaire et économique, il échappait à la rivalité avec les autres pays slaves des Balkans. Entre lui et le Monténégro, sentinelle avancée de l’influence russe à l’autre extrémité de la péninsule, les Slaves du sud allaient être rassemblés, contenus, organisés. La Bosnie, l’Herzégovine, la Vieille-Serbie, détachées de tout contact avec les Turcs, leurs maîtres nominaux, et entourées par des peuples frères, étaient destinées à compléter la nationalité serbe. Et une succession ininterrompue d’Etats satellites étendrait jusqu’à l’Adriatique la souveraineté de la Russie.

Ces plans ruinaient les ambitions nouvelles de l’Autriche. Séculairement occupée à dominer l’Italie et l’Allemagne, elle avait été, en 1866, chassée de l’un et l’autre pays. Elle s’avisa alors que la variété de races réunies sous son sceptre lui permettait de changer sa politique nationale ; que si, jadis, elle avait autour de son petit duché allemand groupé tout l’empire germanique, il lui serait plus facile, dans l’avenir, de rattacher à ses masses slaves les peuples de même origine épars dans la péninsule Balkanique, et victimes de la barbarie turque. Aussitôt elle tourna le dos à ses regrets et fit face à ses espoirs. Avant le premier pas, la route lui était fermée si la Save et le Danube demeuraient les limites dans lesquelles était emprisonnée son activité, et par-delà lesquelles commençait l’influence russe. La déception de Vienne pouvait devenir le danger de Berlin. Si le cours de cette ambition ne trouvait pas d’issue, il était à craindre que, refluant vers son lit historique, il vînt menacer l’ordre nouveau de l’Allemagne. Le péril créé par le traité de San Stephano fut écarté par le Congrès de Berlin, qui révisa l’œuvre de la Russie : à la vigueur des retouches on reconnut la main de la Prusse. Réduire la Bulgarie à une petite principauté et lui enlever sa primauté de puissance sur les autres peuples de la péninsule ; à une masse ininterrompue d’Etats indépendans, qui séparaient Constantinople de ses derniers domaines en Europe, substituer une délimitation qui fît de ces États des enclaves dans l’étendue du domaine turc ; rendre à la