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résulter des heures de travail non payées, d’être un vol fait à ses ouvriers, le gain de l’entrepreneur dépend de l’état du marché, du machinisme perfectionné, du travail de tête et de l’esprit d’entreprise, de la chance, de l’habileté, de la décision. Les théories de la valeur, de la plus-value, du surtravail disparaissent à la base même de l’édifice du marxisme.

Marx ne s’est point trompé en signalant la tendance croissante de la grande industrie vers la concentration des entreprises : elle n’est pourtant ni aussi avancée, ni aussi générale qu’il le croyait. De moyennes, de petites entreprises subsistent à côté des grandes, et on ne voit pas bien comment on pourrait s’en passer. Pour l’agriculture notamment, Vollmar a montré que le machinisme ne joue pas un rôle décisif, La petite culture intensive, en particulier celle des fruits, de la vigne, des légumes, est plus rémunératrice que la culture extensive. Partout, même en Amérique, il y a arrêt ou recul des grandes exploitations, en sens inverse du mouvement que présuppose Marx. Comment, dès lors, résoudre l’antinomie entre l’industrie socialisée et l’agriculture individualiste ?

Il faut se garder, d’après M. Bernstein, de considérer comme connexes la concentration des industries et celle des fortunes. Les capitaux ne s’accumulent pas exclusivement entre les mains de quelques magnats : ils s’éparpillent sous forme de sociétés par actions. Les statistiques de tous les pays accusent une augmentation continue du nombre des propriétaires, un accroissement des classes moyennes. Si la réalisation du socialisme devait dépendre de la disparition de la bourgeoisie, elle se ferait attendre longtemps.

Et il en est de même de la paupérisation des masses par l’exploitation capitaliste : c’est le contraire qui est vrai.

Peut-on, demande M. Bernstein, parler d’exploitation, de misère, d’oppression, de servitude pour la classe la plus nombreuse, celle des paysans ? Et la grande industrie appauvrit si peu les ouvriers dans l’ensemble que, — de l’aveu même des socialistes les plus exaltés[1], — la classe ouvrière trouve les conditions les plus favorables justement dans les pays où le capitalisme et le machinisme ont atteint le plus haut degré de développement. Les salaires augmentent en raison de l’importance des établissemens

  1. Voir le Parti ouvrier, organe socialiste révolutionnaire, du 15 octobre 1898 ; la Petite République du 21 juillet 1898, auxquels nous empruntons de préférence ces citations.