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Préface de Cromwell, le digne critique du Siècle, évidemment, s’imaginait que Lucrèce était une tragédie dans le genre classique, dans le genre de celles de Ducis ou de Baour-Lormian, et que toute couleur locale en était exclue. Mais à l’exception de cet unique passage, je ne vois rien qui justifie la riposte de Gautier. Il y a bien l’article de Magnin où Ponsard est loué, en effet, de n’avoir pas compliqué d’une mise en scène trop chargée l’action de sa pièce, et il y a aussi les quatre articles de Jay où Lucrèce est traitée de « révolution littéraire. » Seulement l’article de Magnin est du 1er juin, le premier article de Jay est du 25 mai : et c’est le 2 mai que Gautier répond d’avance à ce qu’ils vont dire ! Explique qui pourra ce phénomène de divination !


VI

La vérité est que la presse, en général, s’est montrée assez froide pour la tragédie nouvelle, et que la critique n’a guère pris de part au triomphe de Lucrèce. Pour apprécier le talent de Ponsard, elle a attendu cinq ans, jusqu’à la reprise de l’œuvre en 1848. Et cependant Lucrèce, sans elle, malgré elle, continuait à attirer la foule et à la ravir. Le succès s’affirmait avec tant de retentissement que, six jours après la première représentation, Ponsard recevait une invitation des Tuileries et dînait à la table du roi Louis-Philippe. Deux mois plus tard c’était Lucrèce qui, à la Chambre des députés, était citée comme argument par M. de la Valette pour le vote d’une subvention de 60 000 francs au théâtre de l’Odéon. « Sans le second Théâtre-Français, — déclarait l’orateur, — un ouvrage qui nous promet un poète tragique de premier ordre serait resté dans l’oubli. » Et la subvention était aussitôt votée. Le 25 avril 1845, Ponsard était fait chevalier de la Légion d’honneur ; le 4 juin, sur le rapport de Villemain, l’Académie française lui décernait un prix de 10 000 francs, « destiné à récompenser la meilleure tragédie. » C’est à propos de ce prix que mon père recevait de Sainte-Beuve la lettre que voici :


Ce 17 juin.


Monsieur,

Je suis heureux de recevoir votre aimable remerciement, mais vous ne m’en deviez aucun de particulier. J’ai eu plaisir à m’associer à un acte de justice et de bonne littérature.