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ministre Narvaëz, lequel les accueillit de telle façon que l’on ne crut pas devoir insister. Mais les États-Unis ne se tenaient pas pour battus, et assurément l’état psychologique de la colonie autorisait toutes les espérances. L’île fidèle, la siempre fiel, — ainsi que la métropole continuait de l’appeler, sans doute par antiphrase, — s’agitait déchirée par des dissensions chroniques, secouée et comme soulevée par un feu intérieur. Les créoles frémissaient sous le joug de la mère patrie. Les uns rêvaient l’incorporation aux États-Unis ; d’autres au contraire l’autonomie complète. Tous avaient les regards tournés vers le rivage américain ; tous espéraient de là le secours et le salut.

Au fond, l’affaire du Virginius n’était qu’un épisode de l’interminable guerre civile qui désolait Cuba. Cette guerre avait éclaté au lendemain de la révolution de septembre, et, depuis cinq années, se perpétuait, alimentée par le voisinage des États-Unis, d’où les autonomistes recevaient des munitions et des armes. L’insurrection avait à New-York une junte affiliée ; c’était cette junte qui venait d’expédier le Virginius. De là le conflit, de là le péril, qui était si grand que la guerre entre les deux puissances parut d’abord presque inévitable. Comment espérer que l’orgueil castillan souscrirait aux conditions posées par le cabinet de Washington ? Et, si l’Espagne s’y refusait, comment éviter une rupture que les États-Unis semblaient désirer ? Le gouvernement de Madrid se trouvait pris entre deux feux D’un côté, il risquait de déchaîner contre lui cet orgueil intraitable, misère et vertu de l’âme espagnole ; de l’autre, c’était la guerre, et dans quel moment ! Don Emilio m’a dit avoir souffert, à cette époque, les plus poignantes angoisses qui aient traversé sa vie publique. Il eut des jours de transes mortelles. Sa santé robuste en était ébranlée. Lui, d’ordinaire si confiant, si allègre, courbait le front sous cette immense disgrâce de la patrie. Mais sa raison et son énergie grandissaient malgré tout avec les épreuves, et le fait est que l’Espagne, dans ces terribles conjonctures, vit à sa tête un homme d’État.

Par une chance heureuse, le Congrès des États-Unis ne siégeait pas durant cette période ; or, lui seul avait le droit de déclarer la guerre. L’opinion eut le temps de se ressaisir ; la colère tomba peu à peu ; l’incident fut ramené à ses proportions véritables. On vit alors un phénomène inattendu : les Américains reculaient devant l’occasion unique qui s’offrait à eux de prendre Cuba ! Revenus