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Dans cette fatale année 1873, chaque jour apportait un désastre nouveau. Et, comme si vraiment c’était peu d’avoir à la fois deux guerres civiles, un conflit international éclatait soudain, qui mit l’Espagne à deux doigts d’une guerre extérieure et maritime, — de la funeste guerre qu’elle a subie il y a un an ; — je veux parler de la fameuse affaire du Virginius.

Au commencement de novembre, le matin même du jour où Castelar et ses ministres tirent à Rios Rosas, le grand orateur de la monarchie, des funérailles nationales, une grave nouvelle arrivait de Cuba. Les autorités de cette colonie venaient de capturer dans les eaux de la Jamaïque un flibustier qui, naviguant sous le pavillon des Etats-Unis, portait des secours à l’insurrection cubaine. Castelar entrevit aussitôt les redoutables conséquences de cette prise irrégulière. Il était trois heures du matin lorsqu’il reçut le télégramme. Dans son émoi, il se rend à pied, en pleine nuit, au ministère de la Guerre, d’où il télégraphie à Cuba l’ordre de suspendre toute exécution. Malheureusement les fils ont été rompus entre la Havane, où parvient la dépêche, et le port de Santiago, où le navire capturé a été conduit ; et le gouverneur local, cédant à l’influence des passions furieuses qui l’entourent, fait fusiller près de soixante passagers du Virginius. Parmi les victimes se trouvaient, ce qui était gros de périls, un certain nombre de nationaux des Etats-Unis.

La nouvelle de ces massacres provoqua d’un bout à l’autre du territoire de l’Union une explosion formidable de colère. De toutes parts des meetings réclamaient une réparation aussi éclatante que l’injure. Ce qui rendait, en cette occurrence, la situation de l’Espagne infiniment critique, c’étaient les visées déjà bien connues des Etats-Unis sur cette terre de Cuba que, depuis un demi-siècle, ils guettaient comme une proie. Elle était là, sous leurs yeux, sous leur main, l’île splendide et révoltée ; en vérité elle semblait s’offrir à un libérateur ! Dès 1823, Adams expliquait doctoralement qu’elle devait tôt ou tard tomber au pouvoir des États-Unis par un phénomène d’attraction tout aussi fatal que la loi physique de la pesanteur. Il suffisait d’attendre l’occasion. En 1848, on crut l’avoir trouvée ; Buchanan, alors secrétaire d’Etat du cabinet de Washington, déclarait l’heure venue d’annexer Cuba. On l’achèterait à la métropole, comme on avait jadis acheté la Floride à ces mêmes Espagnols et la Louisiane à la France. Des ouvertures dans ce sens furent faites au premier