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que ces objections sont très graves et qu’elles resteront irréductibles dans beaucoup d’esprits et de consciences. La génération qui a vu la guerre de 1870-1871 les maintiendra toujours ; mais d’autres sont venues à la vie, qui envahissent la scène politique, et, avec elles, une autre conception des choses finira par amener quelques changemens. La politique qu’à tort ou à raison nous avons suivie depuis vingt ans, et qui nous a donné des intérêts dans tant de parties du monde, non seulement permet d’imaginer, mais impose à la pensée des combinaisons nouvelles, irréalisables peut-être en Europe, mais qui ne le sont pas hors d’Europe, et que les esprits avisés commencent à envisager. Il s’est formé comme une immense transposition des intérêts et des forces sur la surface du globe. On commence à comprendre en France, ou à sentir que, quelles que soient les ressources de cet admirable pays, elles ne lui permettent pas de suffire à la fois à deux politiques, l’une sur le continent européen, l’autre au delà des mers, et encore moins de faire front à un double péril. Il faut opter. Le présent, s’il est tel que nous l’exposons, n’engage pas définitivement l’avenir, pas plus qu’il n’a été lui-même définitivement engagé par le passé ; mais chaque chose vient à son heure ; chaque génération a sa tâche ; et si nous constatons avec tristesse que notre génération n’a pas rempli toute la sienne, ce n’est pas un motif pour imposer à celle qui vient après nous de manquer à ses destinées. Et d’ailleurs s’y prêterait-elle ?

Tout cela est encore bien confus dans les esprits, et peut-être le jour où la politique s’en inspirera est-il encore lointain. Peut-être aussi des événemens inopinés viendront-ils encore une fois modifier brusquement la face des choses. En attendant, il est hors de doute que l’état des esprits en Europe est favorable au maintien de la paix et au rapprochement des puissances continentales. Les liens de la triple alliance se sont très relâchés ; peut-être ceux de la double alliance se sont-ils légèrement détendus. Toutes ces combinaisons diplomatiques ont perdu plus ou moins de leur rigidité première, à mesure que le danger de guerre contre lequel elles avaient été dressées a paru s’atténuer. C’est précisément ce dont la presse anglaise ne peut, ni ne veut se consoler. Et d’abord, elle refuse d’y croire. Elle se complaisait dans le spectacle d’une Europe désunie, elle n’y renonce pas encore : une autre Europe est à ses yeux invraisemblable, impossible, paradoxale, incroyable. Tout son horizon politique serait changé le jour où les vieilles haines politiques et nationales viendraient à s’amortir et peut-être à s’effacer.