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M. Delcassé a donc rompu avec une tradition, ce qui met toujours les esprits en éveil. On a refusé, dans certains pays, de croire qu’il fût allé à Saint-Pétersbourg par simple civilité. Tout ce qui est nouveau frappe les imaginations, et on en cherche obstinément la cause jusqu’à ce qu’on croie enfin l’avoir trouvée satisfaisante et démonstrative. Pourtant, ni en Allemagne, ni en Autriche, ni en Italie, on ne s’est mis martel en tête pour découvrir le véritable motif du voyage de M. Delcassé, et on a paru admettre que ce motif, quel qu’il fût, était en somme assez indifférent. Le voyage montrait sans doute que les rapports de la France et de la Russie étaient restés aussi intimes, si même ils ne l’étaient pas devenus davantage ; mais, en somme, on s’en doutait ; il n’y avait là aucune révélation imprévue, et nul ne songeait à en prendre ombrage. La double alliance avait un but pacifique, tout le monde le savait, et comme aucune des puissances continentales ne lui avait donné le moindre prétexte à changer de caractère, elles envisageaient toutes son maintien, ou même son évolution naturelle, avec une parfaite tranquillité. En Angleterre, il n’en a pas été de même : pourquoi ? Il semble que le voyage de M. Delcassé devait produire à Londres à peu près la même impression que partout ailleurs, et que, sans le regarder comme un incident banal, on devait s’en occuper peut-être, mais non pas s’en préoccuper. Il n’en a pas été ainsi. Toute la presse anglaise a dénoncé le voyage de notre ministre comme un fait de la plus haute granité ; elle l’a commenté en termes maussades et même hargneux, comme si elle y voyait une menace pour son pays et aussi pour l’Amérique, dont plus que jamais, dans cette circonstance, l’Angleterre tient à se montrer inséparable. On a énormément abusé de l’expression de « races anglo-saxonnes, » pour faire comprendre le danger auquel ces races étaient exposées partout, à travers le monde. On ne parait pas s’en être beaucoup ému à New-York et à Washington ; mais, à Londres, on l’a fait largement pour deux ; on y a répété que les deux ne faisaient qu’un ; et nous voilà presque menacés à notre tour de la coalition de l’Angleterre et des États-Unis ! Heureusement, nous avons la conscience tranquille. C’est d’ailleurs une habitude anglaise de se moquer de ce qu’on redoute, et de traiter avec ironie le fantôme dont on se fait peur à soi-même. Il semble donc, à lire les journaux de nos voisins, que la France soit plus bas que jamais, au moment même où on déploie tant d’humeur contre elle. On la dénigre exactement dans la proportion où elle gêne.

Nous prendrons pour exemples le Times et le Standard, le premier