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nous débouchons une bouteille de vieux vin de la Maison-Carrée, cadeau des Pères Blancs, pour porter la santé de M. Dupuy, président du Conseil, qui ne se doute guère à cette heure que deux Français en plein Sahara ont salué son nom. Abdallah nous congratule, obséquieux : ses compagnons, paraît-il, se félicitent de la marche en avant de la France. Mais je n’en crois rien : ces fils de pillards, qui nous accompagnent, ce Bou-Djema, soupçonné d’avoir trahi Flatters, sont pour les écumeurs du désert contre nous.

La marche reprend, allègre d’abord, bien vite alourdie et échelonnée, dans les dunes interminables. Que de sable ! Que de sable ! Toute la journée, même paysage : nous marchons dans les dunes, sous l’intense réverbération, à travers les champs fauves, dont les monotones lointains font, dans les mirages, des danses folles.

Il faut avoir traversé les âreg, y avoir peiné des jours entiers, pour comprendre la fatigue de la marche dans ce sable qui se dérobe. Impossible d’aller à pied : on enfonce, on glisse, on s’épuise, et on n’avance pas. Il faut rester perché sur sa haute selle, cruellement secoué par le pas irrégulier des chameaux qui trébuchent. On ne peut même somnoler ou rêver ; on doit diriger sa bête hésitante, qui n’ose marcher en ligne droite et qui se détourne à chaque instant, le cou démesurément allongé, pour flairer le terrain ou brouter le drinn. Les descentes surtout sont terribles ; le sable croule sous les larges pieds plats des chameaux, les bêtes pleurent, s’affolent, se sauvent ; il faut courir après elles sur ce sol où l’on enfonce jusqu’aux genoux. Et tout cela sous le soleil qui cuit la peau, sur une terre brûlante, dont l’éclat réfléchi aveugle. Toujours on tient en mains la chamelle qui porte le bassour ; mais, malgré ces précautions, le burlesque et instable édifice est si ballotté que les bois en craquent et que nous sommes forcés de l’équilibrer avec des pierres ramassées au hasard. Dans deux jours il ne sera plus qu’une ruine et on devra le remplacer par deux cantines accouplées, recouvertes de notre tapis, si éclatant sous les grands coups de lumière.

Tout le jour, on chemine ainsi. Au crépuscule seulement, une plaine de sol dur, que les Arabes appellent reg, s’étale devant nous, — île de terre ferme au milieu de la mer mouvante. Un arceau de maçonnerie met en son centre un point blanc. C’est le puits de Zirara, où l’eau est bonne et où nous allons abreuver nos bêtes.