Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/876

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dorés passent à l’orangé puis au rouge ; et l’astre semble s’enfoncer dans une mer de sang.


18 Octobre.

Visite, en compagnie du capitaine Godron, de la pépinière qu’il a créée pour l’acclimatation des plantes européennes au Sahara.

C’est à deux kilomètres d’El-Goléa, au milieu des sables, une tache d’un vert tendre et frais qui réjouit les yeux. Un puits artésien a fait sortir du sol ce jardin enchanté ; l’eau ruisselle dans des rigoles disposées en échiquier ; dans les carrés poussent à l’envi des plantes potagères, à l’ombre des arbres fruitiers de France. Il y a là des choux magnifiques, des navets énormes, des fourrés de pois, des forêts d’asperges, et, au-dessus, pommiers, pruniers, poiriers, abricotiers, grenadiers, orangers et citronniers font un dôme de feuillage. Le capitaine est fier de son œuvre et il a raison : un jour peut-être, grâce à lui, la vallée inféconde aura des jardins ombragés et des champs fertiles, d’où les populations tireront dans la paix une heureuse abondance. Cela ne vaut-il pas mieux que de tuer les gens pour les empêcher de se révolter ?

Beau rêve que fait notre imagination emportée au fil de l’eau courante, bercée par la chanson des peupliers froissés par le vent ! Se réalisera-t-il quelque jour ? Le désert est un ennemi infatigable ; comme l’hydre légendaire, abattu sur un point, il se redresse sur un autre, plus menaçant. La civilisation a gagné la première partie ; on a multiplié les puits artésiens ; l’aride Sahara a ses fontaines comme l’a prédit le Prophète ; l’eau a noyé les dépressions de la vallée et, gagnant de proche en proche, a formé un lac ceinturé de roseaux bruissans où caquettent les canards sauvages. Mais le désert a cruellement puni l’homme de ses premières victoires ; des eaux nourricières est sortie la fièvre, la fièvre des marécages qui ne pardonne point. Jadis le pays était infertile, mais sain ; aujourd’hui, avec la fécondité et la richesse, sont venues les maladies ; et des soldats agonisent à l’hôpital, hâves et grelottans, victimes de la vengeance du désert invaincu.


J’accompagne le capitaine à la lisière des Grandes Dunes, qui bordent la vallée de l’Oued-Messeguen et s’étalent sur des centaines de kilomètres, jusqu’au centre inconnu du Grand Désert. Une heure de cheval sur le sol plat, puis des montées, des descentes,