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tâche sans doute, lui, l’Arabe à demi civilisé, de faire comprendre au Saharien toute la portée de ma question. C’est peine perdue !

— Le cheikh ne sait pas. Il dit ainsi : Tu déjeuneras à El-Goléa, s’il plaît à Dieu.

Eh bien ! à la grâce de Dieu ! Dans la nuit déjà blanchissante, on s’équipe en hâte, au milieu des cris, des grognemens, des malédictions, d’une confusion plus grande que jamais. Deux bougies, dont le vent du matin couche par saccades les flammes fumeuses, éclairent à peine quelques coins du camp d’une lueur de feux follets ; et tout autour, dans la pénombre plus noire, se meuvent des formes indéterminées et molles, comme des monstres marins dans la nuit des abîmes.

Devant le lent déroulement de la caravane, nous partons en avant avec Abdallah, Bou-Djema, Chayb, Adda et deux cavaliers du maghzen. Nous aussi, une fièvre d’impatience nous brûle et fait battre notre cœur à grands. coups : huit jours de désert absolu et les infinies perspectives des lointains fuyant, fuyant sans cesse, épuisent l’esprit autant que le corps. Oh ! quitter ces espaces vides, reposer son regard ébloui de mirages sur des formes précises, voir un arbre se silhouetter sur le ciel, goûter le charme des teintes variées, réjouir son oreille emplie de silence au clapotis de l’eau !

On marche. On marche sous les étoiles, dans la nuit que la sécheresse fait étrangement transparente. Le vont souffle du Nord par rafales, sec et cuisant, très froid. C’est la première nuit de l’hiver, du cruel hiver de ces régions au climat extrême, aussi dur que l’été. Nous grelottons sous nos burnous de laine, que gonflent des frissons glacés.

Décidément nous approchons. Voici deux chameaux qui broutent, tout seuls, sans gardiens. A quoi bon les surveiller ? On sait bien qu’ils ne s’éloigneront pas de la source prochaine ; et puis on voit de si loin dans ces platitudes ! Ils tendent vers nous leurs cous démesurés ; leurs yeux, doux et tristes, disent bonjour dans leur langue gentiment disgracieuse ; puis, réjouis pour des semaines de cette rencontre de leurs frères, ils se remettent à leur broutement éternel.

On marche. On marche. Tout à coup le soleil monte et des gerbes de lumière jaillissent au ciel. C’est le jour, tout doré et déjà brûlant.