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doit être qu’une flèche dans sa main, et que, le combat fini, la victoire assurée, l’homme fort puisse rompre. C’est ce que Bismarck appelle « liquider après la paix et réparer les dommages causés. » Dommages causés par qui ? Par le peuple. A quoi ? A la souveraineté du prince, qu’entame et diminue et ronge et ruinerait le suffrage universel. S’en servir quand il sert, et quand il veut se servir lui-même, le briser ; prendre, grâce à lui, puis lui reprendre ses prises, « liquider ; » le plan de Bismarck n’était complet qu’avec cette seconde partie ; et il restait bien à savoir si, cette seconde partie, un Bismarck même serait de taille à l’exécuter, mais il faisait comme s’il n’en doutait pas, et, d’ailleurs, pour l’instant, il s’attachait seulement à la première : tourner et tendre vers le dehors toutes les forces du dedans, y compris la force révolutionnaire.

Toutes ces forces, les récapitulant, voici quel en était l’état. Le roi de Prusse était Guillaume Ier : Bismarck pouvait donc prendre sur lui, et, en lui, sur la monarchie prussienne son point d’appui. Au-dessous du Roi, il y avait la série ordinaire des instrumens du règne, dont la plupart étaient médiocres : ministres, diplomatie, administration ; mais à leur médiocrité Bismarck connaissait une manière de suppléer, qui était la plus simple du monde : il serait, à lui seul, le ministère, la diplomatie et l’administration[1]. Les deux forces auxquelles, seul, il ne saurait se substituer étaient celles qui venaient du nombre : l’armée et le peuple ; c’étaient celles aussi qu’il lui importait de développer et d’organiser : l’armée, pour triompher des ennemis de l’extérieur, le peuple, pour réduire à merci les adversaires de l’intérieur ; contre tout venant, le soldat prussien, contre l’oligarchie parlementaire prussienne, le suffrage universel de la nation allemande.

Ainsi paré, ainsi armé, il pourrait enfin écouler la voix qui s’élevait de cette Allemagne en formation, la séculaire clameur des nations pressées de vivre vers Celui qui doit venir, l’exhortation, l’imploration au Prince libérateur. Il affirmait l’entendre, à chaque fois plus impérieuse, l’immortelle voix qui cric du fond des temps : « Ne laisse point passer, après une si longue attente, ce jour de rédemption. Lève la bannière : tu seras suivi. Avec quelle soif de vengeance, avec quelle foi obstinée, avec quelle dévotion, avec quelles larmes ! Quelle porte se fermerait devant

  1. Voyez la Lettre à M. de Goltz, ambassadeur à Paris : Pensées et Souvenirs, t. II.