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et du jeu au dehors : et, puisque c’est son aveugle destin que de détruire, plutôt que de la laisser emporter la maison, il lui fera emporter les obstacles qui en ferment ou en resserrent l’accès.

Bismarck avait de la réalité une vue trop nette pour s’y méprendre et des difficultés de son dessein une notion trop juste pour ne pas tout utiliser : « Dans la lutte contre un ennemi étranger disposant de la supériorité numérique, écrit-il en s’expliquant là-dessus, il pouvait être nécessaire de recourir, en dernier ressort, même à des moyens révolutionnaires. » Mais le moins révolutionnaire des moyens révolutionnaires, l’expression ou l’apparence légale de la force de révolution qui est dans le [peuple, c’est le suffrage universel. Oh ! Bismarck ne se paie pas et ne nous paie pas de mots ; il n’est pas dupe et n’essaye pas de nous tromper, — ou à peine ; — il ne fait pas profession d’aimer le suffrage universel pour lui-même ; il ne se cache pas de ne l’aimer que pour la force qu’il en tire, aux heures irréparables où le besoin de toute force lui commande l’amour de toute force. « Recette libérale » et « artifice libéral, » il le sait bien, mais il sait mieux encore que c’est « le plus puissant » de ces artifices, la plus efficace de ces recettes, et, si cela ne suffit pas à le guérir de son dédain, cela suffit du moins à le guérir de ses scrupules. Déjà il voit venir le temps où il aura recours à lui « pour effrayer les monarchies étrangères et les empêcher de mettre les doigts dans l’omelette nationale allemande. » Au reste, il ne doute pas que l’Allemagne, « dès qu’elle verra que le droit de suffrage actuel est une institution nuisible, » ne soit assez sensée pour y renoncer. Il y revient et il insiste : « L’adoption du suffrage universel était une arme dans la lutte contre l’Autriche et d’autres puissances, dans la lutte pour l’unité allemande, et en même temps une menace de recourir aux derniers moyens dans la lutte contre toute coalition. Dans une pareille lutte, quand elle est engagée à la vie, à la mort, on ne regarde pas aux armes qu’on emploie, aux biens qu’on sacrifie en s’en servant : on n’envisage que le succès dans la lutte qui a pour but d’accroître l’indépendance au dehors ; la liquidation et la réparation des dommages causés auront lieu après la paix[1] »

Une arme pour le bon combat, pas davantage ; une flèche dans la main de l’homme fort : sicut sagitta in manu potentis ; mais ce ne

  1. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 69.