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comme la sait un premier garçon ou maître d’hôtel, » et d’être capable de rédiger, avec des grâces vieillottes, une dépêche ou un rapport ad Regem en français. Cela était vrai surtout du haut personnel. Dans ses rangs, « les hommes étaient rares qui consentissent à assumer une grosse responsabilité lorsqu’ils n’étaient pas couverts par des instructions nettes et précises, tout comme c’avait été, en 1806, le cas de nos généraux provenant de l’ancienne école, de celle de Frédéric II. » Armée et diplomatie se touchaient et se ressemblaient en ce point. « Alors déjà, la Prusse produisait un personnel d’officiers, jusqu’au grade de colonel, parfait et excellent, mieux qu’aucun autre pays ; mais, passé ce grade, le vieux sang prussien de Prusse n’était pas plus fécond en hommes vraiment doués qu’au temps de Frédéric le Grand lui-même. Nos généraux les meilleurs, les Blücher, Gneisenau, Moltke, Gœben, n’étaient pas des produits prussiens, et, dans les services civils, les Stein, les Hardenberg, les Motz et les Grolmann ne l’étaient pas davantage. On dirait que nos hommes d’Etat ont, tout comme les arbres d’une pépinière, besoin d’être transplantés pour que leurs racines atteignent un développement complet[1]. »

L’administration, chacun sait quel jugement Bismarck en portait et avec quelle espèce d’horreur il en était sorti. Tout en reconnaissant aux fonctionnaires des mérites professionnels, « de l’instruction et de l’éducation, » de la probité et de la bienveillance même à l’égard des populations, il avait été choqué de leur « ignorance des besoins et des intérêts locaux, » de leurs idées préconçues, de leur goût tatillon du menu détail, de cette omnipotence assoupie, de cette béatitude inconsciente, de cette plénitude sereine du contentement de soi, que goûte le bureaucrate assis à sa table de chêne ciré, dans un fauteuil de cuir, entre deux piles de cartons verts. Il ne doutait pas plus de leur ponctualité à remplir leur devoir quotidien : — écrire un certain nombre de lettres, recevoir un certain nombre de visites, noircir un certain nombre d’imprimés, donner un certain nombre de signatures, — que de leur exactitude à toucher les mensualités de leur traitement ; et l’une lui était une garantie de l’autre : c’étaient de très honnêtes gens qui eussent rougi de ne pas gagner l’argent du Roi. Mais il doutait de leur aptitude à comprendre un

  1. Pensées et Souvenirs, t. I, p. 7 et 8.