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le Servage de la Femme, de Stuart Mill, et la Femme et le Socialisme, de Bebel. Tous deux témoignent d’une science profonde et sûre, d’une courageuse volonté du bien. Mais qu’avons-nous à faire de ces pages, nous autres femmes ? Ah ! Dieu seul sait ce que les femmes en ont fait. Elles se sont modelées sur ces écrits. Avec leur faculté d’accommodation sans limites, elles se sont efforcées de réaliser ce qu’on y racontait sur leur compte. Je les ai vues, je leur ai parlé, je les ai fréquentées, ces femmes entichées de leurs droits[1], qui avaient accueilli Stuart Mill et Bebel dans leur cœur exquis, confiant, et, hélas, souvent si naïvement juvénile ! En conscience, et de tout leur pouvoir, elles s’étaient transformées en non-femmes. Car les deux célèbres et courageux écrivains n’avaient oublié qu’une chose dans leurs célèbres et courageux ouvrages, et par malheur cette chose est la principale, c’est-à-dire la femme. Mais, dans sa suggestibilité sans bornes, la femme se soumet d’instinct à tout ce qui est homme, théoricien, agitateur ou pédant. Elle se façonne suivant leurs vœux, femme ou non-femme à leur gré. Chers guides et maîtres, ne donnez donc pas tant d’illusions à nous et à vous-mêmes ! Vos deux livres sont d’excellens, instructifs et progressifs ouvrages : il est seulement dommage que vous ne sachiez rien de nous. Il y a de tout dans vos écrits : il n’y manque que l’étincelle qui révèle l’homme à la femme et la femme à l’homme. Vous avez le pouvoir de faire des femmes ce qu’il vous plaira, des hétaïres ou des amazones, des créatures raisonnables ou des saintes, des savantes ou des idiotes, des mères ou des jeunes filles, car nous obéissons à la moindre pression de votre doigt, et notre nature est précisément de vous suivre partout. Mais, quoi que vous jugiez bon de nous commander, nous n’en serons ni si heureuses ni si malheureuses que vous l’imaginez. Car ce que vous considérez comme le bonheur pour nous, ce n’est pas notre bonheur, et ce que vous croyez notre malheur ne fait pas notre malheur. Et si l’homme a presque toujours opprimé la femme, la femme a presque en tout temps régné sur l’homme... Tous les rapports juridiques établis entre l’homme et la femme sont des palliatifs contre des essais de fusion manqués. D’ailleurs, ils sont infructueux, parce que, dans cette question, la plus centrale de toutes, c’est l’instinct du choix qui doit décider. Là où il n’a pas dit son mot, le Code

  1. En allemand, Frauenrechtlerinnen : c’est le sobriquet donné aux adeptes du féminisme par ceux qui raillent leurs prétentions.