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gagner, ou les distraire en les occupant ailleurs, ou les mettre hors d’état d’empêcher. La Russie, on se la gagnera : il y a des alliances de famille, et toutes sortes de liens et d’interdépendances ; mais la France, c’est différent : la France qui n’a pas cessé de représenter en Europe la Révolution ; dans laquelle, en ce moment, Napoléon III, ne fût-ce que par son nom, rappelle à l’Europe cet autre épouvantail : Bonaparte, l’Empereur ; qui, aussi bien, pour un bon Allemand, détient depuis deux siècles des parcelles de « terre allemande, » et sur qui la future Allemagne aura des reprises à exercer ; on ne l’apprivoisera pas, on ne l’endormira pas : il faudra donc la battre.

Ainsi se déroule la double chaîne des destinées de l’Allemagne et des volontés de M. de Bismarck. A la série des : il faut, il ne manque pas un anneau, et il n’y en a pas un qui cède ou qui casse : deux ou trois nœuds plus gros y marquent la place de deux ou trois guerres, inévitables ou du moins très probables : guerre avec l’Autriche, guerre avec la France ; mais qui veut l’Allemagne veut ces deux guerres, et Bismarck veut l’Allemagne. Et il se peut qu’au sortir de la forge, toutes les mailles ne fussent point les mêmes ; qu’à mesure que du temps s’écoulait, et que les choses et les hommes changeaient, l’une ou l’autre ait été changée, mais toujours un : il faut a remplacé un autre : il faut. Bismarck, en effet, ne se pique nullement de ne pas varier : sa logique, c’est le cas de le redire, n’est pas celle d’un dialecticien, mais celle d’un politique ; il ne la fait pas consister à lier à une proposition son corollaire, mais à lier à une idée, qui n’est pour lui que le fait vu, l’acte qui peut réaliser le fait conçu et voulu par lui. Personne ne raisonne moins abstrait, plus concret : redisons-le encore, il ne pense pas pensée, il pense action. Rien ne saurait détruire son système, puisqu’il n’a pas de système : aucune erreur ne le démonte ; aucune contradiction ne l’arrête ; s’il se trompe, il ne s’entête pas à prouver qu’il devait avoir raison, il ne s’attarde pas à chercher pourquoi ; il se retourne et il recommence. Vis-à-vis de l’Autriche, par exemple, sa position d’esprit n’est plus, en 1858, ce qu’elle était en 1850, et vis-à-vis de la France, elle n’est pas, en 1858, ce qu’elle sera après 1866 : mais il ne se passe pas une minute sans que, vis-à-vis de l’Autriche ou vis-à-vis de la France, son esprit occupe une position ferme, solide et favorable à l’action. Tranquillement, il a pris le bout de la chaîne et il attend que les jours soient venus. Ils le seront quand, pour cette œuvre de la