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étrange vert bleu qui sont une plante du pays, une sorte de chardon sauvage, au rauque nom arabe, et vers lequel se tendent les grosses lèvres des chameaux. A part ces plantes minuscules, il n’y a rien. C’est le désert tel qu’on se le figure : un grand cercle tout plat, uni, immense, étonnamment profond, nettement circulaire, vide et sonore, et dont les lointains tremblent de chaleur et de mirage.


Vers le milieu du jour, à l’heure où la marche se ralentit sous la torpeur accablante de l’atmosphère et où les bêtes épuisées trébuchent dans les sables qui croulent, un arbre apparaît à nos yeux surpris. De loin on le voyait, on le guettait, on l’espérait, on l’appelait ; nous nous sentions attirés par son ombre. Oh ! le pauvre arbre, le pauvre petit arbre, si chétif, si malingre, dans l’attente éternelle de l’eau qui ne vient pas et qu’il ne peut comme nous aller chercher ! C’est une sorte de tamaris, à peine plus haut qu’un homme, et il faut se serrer pour se mettre tous à son ombre, trouée de coulées lumineuses. Tandis que nous déjeunons, les chameaux broutent les chardons et autour de nous fourmille et grouille l’infime vie animale attirée par cet arbre : fourmis rouge de feu, coléoptères de bronze, scarabées d’or, mouches bleues, lézards d’émeraude, tout ce monde animé, bruyant, plein d’étincellemens brusques et de rapides éclairs d’argent.

On repart plus alourdi sur la vaste plaine engourdie et silencieuse. Quelque temps un oiseau, mobile tache noire du ciel et des sables, nous suit en voletant avec de petits cris plaintifs ; puis il pique droit vers le Sud et s’évanouit dans l’air vide.


Plus la journée s’avance, plus la marche se ralentit, plus la caravane s’allonge et s’égrène en long chapelet ondulant. En tête, le guide, juché sur son haut méhari, scrute l’horizon et détermine la route à suivre, en cherchant les traces rares et indécises qu’à force de siècles et peut-être de millénaires les caravanes ont laissées. Les chameaux suivent, enfile zigzagante, s’écartant sans cesse pour cueillir les chardons qu’ils choisissent suivant de singulières raisons de bêtes, ou se rapprochant pour se gratter le museau sur la croupe rugueuse de leurs frères. On ne va pas vite à ce train-là : moins d’une lieue à l’heure, malgré les coups de matraque et les continuels houch ! houch ! des sokhrars qui, courant de côté et d’autre et trébuchant dans les sables, poussent les retardataires