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C’est une boîte, jaune et noire, posée sans ressorts sur quatre roues, qui, hélas ! ne sont plus rondes, et coiffée d’une bâche gigantesque et baroque. Six chevaux traînent péniblement ce grotesque véhicule, qui tantôt saute bruyamment de-ci de-là sur les pierres et tantôt reste enlizé jusqu’aux moyeux dans les sables. On ne marche guère ; il paraît même qu’après les pluies on ne marche plus du tout et qu’on reste en panne jusqu’à ce que le soleil ait séché la terre. Le maître d’équipage est le digne pendant de sa voiture. C’est un Arabe, un Laghouati, mais qui a cru de bon goût de se mettre, dans la mesure de son idéal, à la mode française ; il a le turban, la large culotte appelée seroual et des babouches ; mais, par-dessus son accoutrement national, il porte, avec un véritable respect de lui-même, une splendide et luisante blouse bleue de routier, venant tout droit des magasins du célèbre Ben-Titi, le Boucicaut du Sahara, le propriétaire du Bon Marché de Ghardaïa-du-M’zab. Et tout ce qu’il sait de français, ce brave représentant de l’assimilation française en Algérie, c’est le vocabulaire des charretiers de Charenton ou d’Ivry, vocabulaire que les chevaux comprennent d’ailleurs parfaitement : ils sont assimilés, eux aussi.

L’intérieur de la diligence est occupé par trois marchands mozabites, qui retournent à Ghardaïa. Nous, nous sommes dans le coupé, retenu tout exprès. Pour la somme de quatre-vingt-treize francs, bagages non compris, nous jouirons pendant un jour et deux nuits d’une petite boîte carrée, entièrement en bois, sans le moindre coussin, écrasante de chaleur quand les vitres sont levées et, quand elles sont baissées, envahie par la poussière et parfumée des odeurs variées des chevaux. Et encore, à en croire les officiers de Laghouat, il parait que la chance nous a favorisés : la voiture qui alterne avec la nôtre est bien pire. Elle, n’est qu’une grande carriole, une sorte de char à bancs de kermesse, où l’on est tous entassés, on plein soleil et on pleine poussière, gens, bêtes et caisses, à l’abri problématique de rideaux de toile cirée. C’est la Frégate à voiles, la fameuse Frégate à voiles, thème d’éternelles plaisanteries à Laghouat, où l’esprit ne se renouvelle pas souvent, et qui, tous les huit jours, s’en va cahin-caha, toutes voiles dehors, à travers le désert stupéfait !

La nuit descend peu à peu sur le plateau solitaire. Plus rien autour de nous que l’espace vide et sonore dans le recueillement muet du soir. Jusqu’à l’horizon, aussi net que celui de la mer, la