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leur fortune, leur temps, parfois leur santé et leur vie dans la conception et l’exécution de ces grandes entreprises qui transforment la face du monde. Ce n’est pas un des côtés les moins intéressans du mouvement qui entraîne à cette heure une partie de l’humanité dans une fièvre de création. Les grosses fortunes qui s’édifient à notre époque ne sont qu’une goutte d’eau, comparées aux sommes que reçoivent en salaires et traitemens de toute sorte les employés et les ouvriers ; elles sont, en général, la juste récompense d’un labeur intellectuel et d’une activité cérébrale auprès desquels le travail manuel le plus acharné n’est qu’un bien médiocre effort. C’est à rendre la vie du peuple plus large, plus aisée, que tendent les progrès industriels. Nous ne prétendons en aucune façon que les grands chefs d’industrie soient tous dirigés par ce mobile, ni même qu’ils se rendent toujours compte du grand œuvre auquel ils collaborent : mais il importe peu. Que ce soit volontairement ou non, ils sont utiles à l’humanité. C’est ce que proclamait avec une singulière netteté M. Flint, dans sa conférence de Boston que nous avons déjà citée plus haut : « La force humaine a fait place à celle de la machine, et l’homme, au lieu d’être une machine, travaille chaque jour davantage du cerveau et de plus en plus en homme. De là la prospérité croissante de nos masses, leurs loisirs accrus, leur liberté plus grande, la possibilité pour elles de mieux jouir de la vie. Comparez leur condition avec ce qu’elle était avant que fortune et intelligence se soient accumulées dans l’industrie, quand le peuple mangeait de la viande une fois par semaine, habitait des maisons sans cheminées ni fenêtres, quand il vivait dans la saleté et les haillons : ce qui est aujourd’hui la vie ordinaire de l’ouvrier constituait alors le luxe pour la noblesse. La véritable émancipation du travailleur a été faite par Watt et Arkwright, Stephenson et Fulton, Franklin, Morse, Bessemer et tous les grands inventeurs. » Une époque comme la nôtre ne doit pas être considérée avec tristesse par le penseur, qui se trouvera d’accord avec l’économiste pour ne pas redouter l’évolution au milieu de laquelle s’achève le XIXe siècle.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.