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Potsdam. Il rencontre à la gare M. de Bodelschwingh, la veille encore ministre de l’Intérieur. Il s’avance vers lui. « Ne me parlez pas, supplie le digne fonctionnaire, effrayé. — Les paysans se lèvent chez nous, lui dit Bismarck. — Pour le Roi ? — Oui. — Oh ! le saltimbanque ! » gémit l’ancien ministre, en couvrant de ses deux mains ses yeux remplis de larmes[1].. » Bismarck passe : il va devant lui, dominé toujours par la même pensée, la première qu’il ait eue, la seule, une en ses deux parties : « Si le Roi était libre… Il faut que le Roi soit libre ! » Il entreprend les généraux, les exhorte, les secoue. Ils demandent des ordres. Sans ordres ils ne peuvent rien. Ah ! s’ils avaient des ordres ! Tandis qu’ils les attendent, désespérés, désemparés, Bismarck court de porte en porte. Il frappe chez le Roi, chez le prince royal son frère, chez le prince Charles, chez le jeune prince Frédéric-Charles : partout l’inertie ou l’accablement. Il revient à Potsdam irrité, mais non fléchi, et plus résolu que jamais. Il interpelle Möllendorf et Prittwitz : « Vous ne pourriez pas vous passer d’ordres ? — Comment voulez-vous que nous fassions cela ? — J’étais assis à côté du piano ouvert, et je me mis à jouer, tant bien que mal, le pas de charge de notre infanterie[2]. »

Parmi cette cohue civile et militaire qui se lamente, s’abandonne, s’affaisse, et où le peu qui reste d’énergie se dépense à ergoter sur des hypothèses, il n’y a que lui qui sache qu’il faut agir, qui veuille agir et qui agisse. C’est le trait de sa physionomie, et il ne s’y trompe pas : « Si tous trois, tels que nous sommes là, déclare-t-il un jour aux deux frères de Gerlach, — le président de gouvernement et le général, — nous assistions de la fenêtre à un accident qui se produirait dans la rue, M. le Président ferait une observation fort spirituelle sur notre manque de foi chrétienne et sur l’imperfection de notre organisation politique ; le général indiquerait nettement le moyen le meilleur pour parer à l’accident, mais il resterait tranquillement assis sur sa chaise ; moi, je serais le seul des trois qui descendît dans la rue ou appelât des gens afin de porter secours aux victimes[3]. » A Prittwitz, qui lui explique pourquoi il a fait évacuer la place du Château, devant l’insurrection, jurant qu’il n’a cédé qu’à une sommation du ministre, et qui pose l’éternelle question : « Que vouliez-vous que je fisse ? » il réplique

  1. Pensées et Souvenirs, t, I, p, 29.
  2. Ibid.. p. 34.
  3. Ibid., p. 62.