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déciderait ? » Il répondit : « La force[1]. » Tout cela se colorait pourtant, s’enveloppait et comme se ouatait de « christianisme ; » après « la force, » dans le discours, c’est Dieu qui revenait le plus souvent : la force elle-même était un mode de la grâce de Dieu ; et il n’était pas jusqu’à ce « christianisme » qui ne fût bien stockpreussisch, foncièrement prussien. M. de Bismarck l’avait appris, s’il ne lui était pas inné ou héréditaire, à l’école de F. J. Stahl[2], mais bien plutôt, c’était sa substance même : royaliste (ce n’est pas encore assez dire) et chrétien (d’un « christianisme » particulier) ; Prussien des pieds à la tête et jusqu’à la moelle des os. Dans ses Pensées et Souvenirs, comme dans les Propos de table pieusement recueillis par M. Maurice Busch, à plusieurs reprises, M. de Bismarck laisse entendre que, s’il n’eût pas été monarchiste de naissance et de nature, il ne le fût point devenu par le raisonnement, et qu’il ne l’eût pas été, ou qu’il eût cessé de l’être, si, de naissance et de nature, il n’eût pas été, ou s’il eût quelque jour cessé d’être chrétien.

Il nous confie même qu’il y eut un moment de sa vie où il sentit en lui ou crut sentir il ne sait trop quoi qui lui parut ressembler à du « libéralisme » politique et religieux : « Produit normal de notre enseignement officiel, j’étais panthéiste, quand, à Pâques 1832, je quittai le gymnase ; j’étais de plus, sinon républicain, du moins convaincu que la République était la forme de gouvernement la plus rationnelle[3]. » En outre, il était ou il croyait être nationaliste allemand, d’une plus grande Allemagne, et il fréquentait des étudians affiliés à la Burschenschaft. Mais, du panthéisme comme du républicanisme, il fut sauvé par le sens de l’autorité et de la tradition : tout enfant, il tenait Harmodius, Aristogiton ou Brutus pour « de vulgaires criminels » et Guillaume Tell pour « un rebelle, un assassin. » Il fut sauvé de la Burschenschaft par le sens de la hiérarchie et de la réalité, par ses « préjugés » aristocratiques, quoique, plus tard, il ait prétendu n’en avoir pas en : tous ces tapageurs étaient mal élevés, ils avaient de mauvaises manières ; « provoqués en duel, ils refusaient de se battre ; » et par ses inclinations au positif et au pratique : « J’eus,

  1. Déjà ministre depuis deux ans, il le disait encore, en 1864, au Landtag, pendant le conflit constitutionnel : « Es wird in diesem Falle aus einer Rechtsfrage eine Machtfrage und sie als solche untschieden. »
  2. Voyez l’intéressant ouvrage du Dr Ludwig Jacobowski : Der chrislliche Staat und seine Zukunft, Berlin, 1894, un vol. in-8o, Carl Duncker.
  3. Pensées et Souvenirs, traduction de M. Ernest Jaeglé, t. I, p. 1.