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ses béliers, l’expression ouverte et presque rude, l’accent faubourien et, par-dessus tout, un aspect bon et sympathique qui tempérait ce que son air eût pu avoir de commun ; tel je me rappelle Troyon. Les coins de sa bouche se perdaient sous les joues molles, semblables à des rudimens de fanons, trait qui complétait le rapport de sa physionomie avec celle de ses ruminans. J’ai connu en Belgique un autre peintre d’animaux, Xavier de Kock, qui a peint de très belles vaches qui lui ressemblaient. Rien de plus fréquent que cette sorte d’analogie entre les artistes et les êtres qu’ils peignent.

J’ai parlé des empâtemens exagérés de Troyon ; il ne tarda pas à s’en corriger et, en 1853, il obtint un éclatant succès. Ce fut une surprise. Une de ses toiles, la meilleure, représentait une prairie de la vallée de la Touque en Normandie. Des vaches rousses et blondes, près d’un cours d’eau que traverse un pont rustique, font leur sieste, voluptueusement vautrées dans les herbes grasses ; au fond, de pétulans poulains se livrent à des élans de gaieté. Tout cela nous parut d’une saveur et d’une puissance surprenante. Les artistes et le public désignaient le peintre pour la médaille d’honneur, qui devait être décernée pour la première fois. Il la disputa au vote du jury, mais elle fut attribuée à Henriquel Dupont pour sa gravure d’après l’hémicycle de Paul Delaroche. Les qualités de Troyon ne sont pas celles d’un raffiné. Elles procèdent de son tempérament de faune amoureux de tous les effluves agrestes, humant la volupté dans les senteurs de la terre, même celle de la brume des fumiers. Voyez son grand tableau matinal du Louvre. Peu de style, un dessin plutôt mou, loin de la précision de celui de Rosa Bonheur qui exprime l’âme des bêtes, à force de les aimer ; mais une touche large et forte, une entente de l’effet ; une odeur de bouse et d’herbe mouillée, quelque chose d’attendrissant et de poignant, même, que comprendront tous ceux qui, à cette heure de verdeur amère et évocatrice, ont mêlé à la rosée leurs rêves solitaires.

Vers la fin de sa vie, le caractère de Troyon s’aigrit. Comme deux ans plus tard Th. Rousseau, il eut la faiblesse de tenir aux décorations. À la suite de ses succès, il ne fut pas nommé officier. Il en fut affecté, ainsi que des attaques de certains journaux, aussi injustes que malveillantes. Il fut pris d’accès de tristesse qu’exaspéraient de cruelles douleurs néphrétiques. Je l’ai vu dans des momens où ses plaintes étaient accompagnées de révolte, de