Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on en voyait ressortir et se préciser les groupes très imprévus et très grouillans : cavaliers et femmes arabes, fellahs chargés d’outrés, caravanes revenant de la rivière, files de chameaux arrivant vers les campemens bariolés des oasis. Il y avait, parmi tout ce monde, une diffusion mouvante qui allait se perdre mystérieusement dans le rêve charmant des fonds infinis. Ce sont ces toiles imprévues que la lecture de l’Été dans le Sahara, cet admirable livre du peintre, réveilla dans ma mémoire, et je les crois les plus suggestives et les plus vraies. Serait-ce parce qu’il les a exécutées sous l’impression directe du merveilleux ravissement dont l’enivra ce pays vierge encore ; sous cette extase si bien exprimée d’après nature dans son livre, à la vue de ces contrées « de la soif, avec leur ciel sans nuage sur le sol sans ombre ? »

L’étrangeté farouche des débuts, il la remplaça, plus tard, par des qualités exquises d’élégance subtile et de finesse alerte, très appréciées des artistes et des amateurs, mais qui ne m’empêchent pas de regretter l’âpreté première. Il ne faisait guère d’études peintes d’après nature ; il se contentait de croquis et de dessins très beaux, mais qui, lorsque ses souvenirs commençaient à s’affaiblir, ne réveillèrent plus toute, la vivacité de l’inspiration fraîche. Il est regrettable que quelques franches pochades revues aux murs de l’atelier n’aient pas alors recoloré sa mémoire. Malgré le grand succès qui accueillit son Passage du Gué par une caravane si curieusement ciselée dans ses figures microscopiques et variées que semble éclairer un ciel du nord, je lui préfère de beaucoup certains paysages pris sur le fait, par exemple cet étang d’un bleu de saphir si intense en sa mâle vigueur, au milieu de terrains calcinés, sous l’azur splendide. Où est allée cette petite merveille de je ne sais quel Salon, la plus belle fête de lumière que le peintre ait jamais réalisée ? J’aime aussi sa Rue d’El Aghouat, moins belle toutefois que la description qu’en donne l’Été dans le Sahara, et ce ravissant réveil du jour, où une femme toute bleue étrille un cheval blanc, près d’un foyer éteint qui fume encore dans la brume d’une aube nacrée, et d’autres pénétrantes impressions dont, après son pinceau, sa plume rend si bien la poétique torpeur et l’ivresse.

Fromentin n’était pas un artiste résumateur. Comme homme, il était aussi très spontané. Il suffisait pour s’en convaincre de le voir, au moindre choc, piaffer comme ses chevaux arabes ; et, malgré cette nervosité de tempérament, il ne sortait jamais de sa