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pris de l’aveuglement des rois. Il accepta sans sourciller les plus excessives flatteries. Au fond de lui-même, il dut se croire le premier peintre de son temps, que dis-je ? de tous les temps !

Il prenait des airs de protection lorsqu’il parlait du Titien, de Raphaël, — qu’il prononçait Raphayël, — et des autres grands maîtres. J’entrai un jour dans son atelier au moment où il terminait un torse nu de jeune femme, inondé d’une opulente chevelure rousse, assez mal dessiné, mais d’un savoureux ragoût de tons. Derrière lui, Tabar s’émerveillait et soulageait son enthousiasme par mille extravagans éloges écoutés en silence, lorsqu’il eut l’impertinence d’ajouter comme dernier mot : « Ça se tiendrait à côté du Titien ! » Alors seulement maître Courbet se retourna vers Tabar et dit tout doucement : « Eh ben ! c’est ça qui l’aurait embêté, vot’ Titien ! » Vot’ Titien ! l’entendez-vous, ce nom, traîné dans l’accent franc-comtois le plus comiquement dédaigneux ? Autre mot, que m’a raconté Jean Gigoux et qui fut dit en sa présence. Il s’agit du tout jeune Pérou, mort à vingt ans, après un début si brillant qu’il avait provoqué l’admiration même chez le grand réaliste qui n’avait pu retenir ce cri : « Décidément, c’est l’p’tit Pérou et moi que je peins le mieux de tout Paris. » Que dites-vous de cette phrase par où il commence à s’associer un rival pour le répudier du même coup ?

Tout le monde sait ce qui se passa dans une brasserie de Bruxelles où un farceur eut l’idée de boire à l’élévation de la statue de Courbet sur la colonne Vendôme à la place de celle de Napoléon. Le maître d’Ornans répondit modestement : « Si je n’y suis pas dans cinquante ans, il y aura toujours là un homme qui sera dans mes idées ! » Les amis insistaient : « Si ! si ! ce sera toi ! » Alors, élargissant ses épaules, il s’écria : « Garçon, remplissez les chopes ! » Est-ce de dépit de ne pouvoir y monter que, plus tard, sous la Commune, il fit abattre, « déboulonner ce grand mirliton, » comme il disait ?

Un jour, il répondit à Français, qui lui apportait une invitation à déjeuner de la part du surintendant, le comte de Nieuwerkerke : « Tu ne vois donc pas que, ce mâtin là, y veut m’corrompre ! » Français n’insista pas ; aussi fut-il étonné de le voir arriver à ce déjeuner, et en habit noir encore ! C’est d’une façon aussi étrange qu’il refusa la croix après l’avoir fait demander par son député. Il est vrai que sa lettre de refus, très tapageuse, lui fut dictée par les philosophes de son entourage, nullement