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intolérable. Dans le fond de son cœur, il s’est demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou mieux être craint qu’aimé ; et il s’est répondu que sans doute il vaudrait mieux être l’un et l’autre ; mais que, comme il est difficile d’être les deux ensemble, le plus sûr est donc d’être craint, s’il faut renoncer à l’un des deux, car les hommes n’aiment qu’à leur gré, mais ils craignent au gré du Prince ; et la sagesse commande de se fonder sur ce qui dépend de soi, plutôt que sur ce qui dépend d’autrui.

Il ne méconnaît pas que ce soit pour le Prince un honneur que de garder la foi jurée, mais il n’en a vu que trop qui ne se sont pas fait scrupule de la violer, et qui, par là, l’ont emporté sur ceux que leur parole enchaînait. Cette observation, il l’a ainsi traduite en sa langue imagée, qu’il faut que le Prince sache faire à la fois le lion et le renard. Qui ne sait faire que le lion ne s’entend pas à la politique ; celui-là s’y entendrait mieux qui saurait faire le renard. Pour y réussir tout à fait, il faut être simulateur et dissimulateur accompli, et ne s’attacher qu’à ce principe invariable : si les hommes étaient tous bons, une pareille morale ne serait pas bonne ; mais, comme ils sont mauvais, et ne se gêneraient pas envers toi, toi non plus, tu n’as pas à te gêner envers eux ; assouplis ton âme, forme-la à ne point se départir du bien, si c’est possible, mais à se résoudre au mal, quand tu t’y trouves obligé. Paraître avoir certaines vertus est d’une tout autre importance que de les avoir réellement, puisque de les avoir et de les pratiquer sans exception peut nuire, tandis que de paraître simplement les avoir ne peut être qu’avantageux. Le tout est de maintenir et d’augmenter l’Etat ; pourvu que l’on y arrive, il n’est pas de moyens qui ne soient considérés comme honorables, car le vulgaire ne voit que la surface des choses, et le monde n’est peuplé que de vulgaire.

Tel Machiavel conçut et décrivit le Prince, en 1513, dans un village de la banlieue de Florence, et tel, pour la plus grande gloire de la Prusse en Allemagne, de 1862 à 1890, vingt-huit années durant, M. de Bismarck l’incarna. Il fut ce réaliste et ce pessimiste ; il eut cette force incomparable que donne à un homme le mépris des hommes, et qui vient de les bien connaître. Il apprit à pouvoir n’être pas bon, prit son parti d’être plus redouté qu’aimé, ne s’obstina pas à garder la foi qu’on ne lui eût pas gardée, fit à merveille le lion et le renard, fut un simulateur et un dissimulateur de la plus rare et de la plus haute espèce, —