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bout légèrement infléchi avec une grâce voluptueuse ; la bouche fine aux coins retroussés, délicieusement ombragée sous la barbe élégamment plantée et lustrée, le teint bruni à point par un riche soleil, Courbet, la première fois qu’il m’apparut, évoqua en moi l’image d’un antique pâtre chaldéen. Il s’est lui-même, à plusieurs reprises, portraituré avec une grande séduction, notamment dans l’Homme à la Pipe, rien que la tête et un bout de main, toile délicieuse comme un pur Corrège ; car son pinceau, si brutal à barder lourdement les copieuses rondeurs de ses baigneuses, avait des grâces spéciales pour son usage particulier.

Si Courbet ne fut pas un novateur, il mérita bien une partie de ses succès. L’Après-dînée à Ornans du musée de Lille, qui le mit d’abord en lumière, — très bon tableau, grassement, solidement peint, très discret, — exhale un sentiment de paix heureuse qui n’est pas sans beauté. C’est, noyé dans une brumeuse atmosphère, une sorte de fournil de village, où quelques amis, sans doute après un solide et frugal repas qui a réparé la fatigue d’une chasse ou d’une marche, se reposent et respirent le bien-être d’une digestion paisible. Ils fument, et l’un d’eux fait de la musique ; les ondes du violon semblent frémir visiblement dans les ondes mystérieuses et sombres d’un demi-jour favorable aux rêves épicuriens. Un gros chien couché sous la table, et que n’énervent nullement lassons de l’instrument, respire, dans un demi-sommeil, l’heureux calme ambiant. Toile charmante, d’une expression neuve, bien qu’elle n’apporte aucune trouvaille d’effet. C’est du Courbet mystérieux, regardant la nature à travers un rêve à la Rembrandt. C’est une œuvre incontestée et réputée la meilleure du peintre. Cependant, malgré ses qualités transcendantes, si elle fut remarquée, si des artistes l’admirèrent, elle ne fit pas grand bruit. Et si, au contraire, l’Enterrement à Ornans, qui vint l’année suivante, a été l’objet d’un si fort tapage, ce n’est pas qu’il fit preuve de qualités plus inédites, c’est à cause du côté caricatural de certains de ses personnages.

Les chefs-d’œuvre s’insinuent lentement dans la publicité. Courbet venait d’expérimenter cette vérité, et, lorsqu’il accompagne ses qualités de tant de grossièreté, croyez-vous qu’un homme aussi avide de gloriole retentissante ne l’ait pas fait à dessein ? Il eût pu, certes, à côté de ses gris si fins, éviter cette absence d’air et tout ce cirage qui enduit des personnages dont plusieurs sont d’une vraie puissance et imprégnés du sentiment