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ses longs cheveux blonds, avec son nez à corbin, sa bouche finement sceptique, son menton proéminent et son cou émacié, à la glotte saillante, prenait je ne sais quelle ironie d’ange rebelle. Le peintre travaillait à son Christ consolateur. Tout Ary Scheffer était là, cœur, esprit, audace et faiblesse.

Scheffer avait une belle tête, honnête et lumineuse, dont les ruisselans cheveux blonds commençaient à blanchir ; vraie tête de peintre, et, comme ressemblance, tenant le milieu entre Philippe de Champaigne et Van Dyck. Il m’apparut modeste et bon, presque timide, tant il avait le respect des autres, même pour le rapin que jetais alors. Il conseillait de faire beaucoup de croquis d’après les moulages de Phidias. Et comme, parmi mes dessins, je lui montrais une esquisse de ma façon, scène échevelée, contemporaine et, pour l’expression, renouvelée des fureurs d’Oreste, il me donna cet avis que je n’ai jamais oublié : « Ne faites jamais une chose dont vous n’avez pas vu l’équivalent dans la nature. »

Thomas Couture, dont j’ai déjà dit un mot, commençait en ce temps-là à exciter vivement la curiosité. Il s’était révélé en 1844 par un tableau ayant pour titre : l’Amour de l’Or, que j’ai eu occasion de voir depuis. Il n’y avait pas là de tentative nouvelle ; c’était plutôt un retour vers le style lâché du XVIIIe siècle avec ses caprices de forme et ses carnations fardées. Il exposa ensuite un jeune Fauconnier, sorte de Page très frais, tout de noir habillé, ayant pour fond une treille chargée de pampre sous un ciel clair d’azur semé de nuages d’argent. Toujours dans le même caractère léger, très supérieure à l’autre, d’une agréable désinvolture, cette toile faisait encore songer aux trumeaux de Boucher et de Vanloo, mais avec plus de fermeté et d’éclat. On y sentait courir un joyeux rayon de Rubens. Après ce succès très vif. Couture se laissa désirer, ne montrant plus que quelques portraits. On savait qu’il préparait un grand coup. Des chuchotemens mystérieux, des indiscrétions habilement répandues dans le monde, promettaient une immense sensation. Le public, ainsi tenu en haleine, attendait l’événement promis et les ateliers s’en préoccupaient fort. On savait que cette très vaste composition représentait une scène de la décadence romaine.

Enfin elle apparut au Salon de 1847, le premier qu’il m’a été donné de voir. Elle recouvrait les Noces de Cana de Paul Véronèse, un peu plus avantageusement que ne l’avait fait la Smalah d’Horace Vernet en 1845. Le succès réalisa-t-il tout le