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de l’individu, juxtaposés ou opposés à la souveraineté du nombre, formait l’un des traits originaux du programme démocratique espagnol. Et voici comment, dans un petit catéchisme civique, Castelar l’expliquait au peuple :


— Ainsi vous admettez le dogme de la souveraineté nationale ?

— Assurément, car j’estime que les peuples doivent se gouverner eux-mêmes.

— Mais alors, la nation pourra faire ce qu’elle voudra ?

— Oui, tout, hormis détruire ou restreindre les droits individuels ; tout, hormis attaquer l’autonomie de chacun[1]... »


L’autonomie de chacun ! Parole pernicieuse à jeter dans la foule ! Oh ! le danger des mots ! Théoriquement, à le regarder en soi, comme une entité scolastique, le principe pouvait sembler juste ; n’était-ce pas une garantie contre les entraînemens de tout un peuple ? On avait vu où conduisait cette tyrannie du nombre exaltée par Rousseau : au césarisme ou à la Terreur. Mais, en réalité, opposer au droit des majorités les droits imprescriptibles de l’individu, c’était courir sur un autre écueil, car c’était reconnaître implicitement le droit immanent à l’insurrection ; c’était justifier par avance le premier venu qui, à la moindre loi restrictive, descendrait dans la rue, sous prétexte de défendre son autonomie ! On l’a bien vu en 1873 !

Tel était ce programme, assemblage confus de raison et d’utopie, où dominaient les vérités d’école, lesquelles, dans la pratique, sont si près d’être des erreurs ! Il ne suffit pas qu’une réforme soit théoriquement excellente ; encore faut-il qu’elle soit possible ; à cela Castelar ne prenait pas garde. Ignorant des affaires et de la vie même, animé d’une confiance sans bornes dans la magique vertu des idées pures, nourri d’abstractions, de symboles et d’argumens a priori, il avançait sans regarder à ses pieds, les yeux fixés sur de lointains mirages, transporté et comme soulevé de terre par les élans de sa foi mystique. Aussi bien le nouveau parti était-il dans la période infiniment aisée où les révolutionnaires ne songent qu’à saper ce qui existe, sans se préoccuper du lendemain qui suivra leur victoire. Le malheur est que ce lendemain-là vient plus vite qu’ils n’avaient prévu. Le jour arrive où il leur faut réaliser leurs trompeuses promesses. Alors éclate leur impuissance à faire régner l’âge d’or qu’ils ont annoncé !

  1. Defensa de la Formula, p. 149. Madrid, 1870.