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C’est que chacun de nous est l’artisan de sa propre vie ; l’œuvre vaut ce que vaut l’ouvrier. Nous nous plaidons qu’elle soit, cette vie qu’il nous a été donné de vivre, médiocre, monotone, incomplète ; c’est nous-mêmes qui sommes médiocres et qui n’avons pas su en dégager la signification. La banalité des événemens n’est faite que de la banalité des acteurs. Une âme comme celle de George Sand a en elle une énergie qui appelle, suscite et révèle partout les énergies cachées. Elle pousse à bout tous les commencemens, amène à la perfection les ébauches, épuise les situations, tire des caractères tout ce qu’ils contenaient. Elle est le grand artiste qui modèle la réalité en chef-d’œuvre et sculpte dans la matière vivante l’impérissable effigie des types.

Voici d’abord les deux figures de femmes qui se sont penchées sur l’enfance d’Aurore Dupin : la grand’mère et la mère qui, pendant douze années, se disputèrent le cœur de l’enfant. Le contraste, qui plus tard se reflétera dans certains aspects contradictoires de l’esprit de George Sand, est aussi complet qu’on peut le souhaiter. L’aïeule, Marie Aurore formée aux usages de la société disparue, a grand air en ses élégances d’ancien régime. Elle n’est pas du tout la vieille aristocrate guindée dans sa morgue et dans ses préjugés, ce qui, de la part de la fille de Maurice de Saxe et de Mlle de Verrières eût surpris et pourrait passer pour une faute de goût. C’est l’élégante de la fin du XVIIIe siècle, imbue des idées des Encyclopédistes, d’esprit libre, hardi, ennemi des superstitions, curieux de toutes les nouveautés. Très intelligente et passionnée de littérature, elle lit des livres sérieux, fait des extraits, philosophe à ses heures. Elle est excellente musicienne, aime les arts, la conversation, tout ce qui concourt à l’artifice d’une vie ornée. Elle s’enferme chez elle, comme on s’enfermait jadis dans son salon, au fond de la bergère autour de laquelle les courtisans et les gens d’esprit faisaient le cercle. Elle a cette discrétion de manières et cette politesse que l’usage du monde impose à une maîtresse de maison, obligée d’être toujours en pleine possession d’elle-même, indulgente aux autres, attentive et affable. Cette réserve éloigne d’abord l’enfant qu’on a eu soin de munir de préventions contre sa grand’mère. Peu à peu de cet ensemble harmonieux et délicat un charme se dégage qui opère lentement, et s’insinue à mesure que la fillette devient une grande fille, plus capable de réfléchir, de comprendre et de juger.

À ce type de fine culture, s’oppose le type rude, brutal, vulgaire, populacier de la mère d’Aurore. Ancienne modiste devenue galante au travers d’aventures louches dont elle ne garde qu’une confuse mémoire,